tag:blogger.com,1999:blog-92136090878026393682024-03-13T11:52:56.718+01:00Récits d'une belette en voyageBelettehttp://www.blogger.com/profile/10334768195771807310noreply@blogger.comBlogger124125tag:blogger.com,1999:blog-9213609087802639368.post-39589735586683407762023-08-03T14:45:00.001+02:002023-08-03T14:45:38.214+02:003 août 2023 : Summer Camp au Mont DoreAujourd'hui j'ai vu le vent danser. La littérature ne s'en lasse pas : les feuilles qui dansent sur les arbres, les fichus sur les cheveux, les jupes autour des jambes... tout danse à tout va dans les romans et les poèmes. Mais le mien dansait mieux, il dansait vrai, il dansait sur de la musique. <div><br></div><div>Je suis bénévole sur un Festival de danse, trois semaines. Ces quelques derniers jours étaient nouveaux, l'univers des danseurs de blues, plein de sensualité et d'amour, de sensibilité à fleur de peau et de sexualité faussement assumée, est pour moi d'une profonde étrangeté. Je regarde les gens s'exprimer par leur corps, avec ce mélange de fascination et de répulsion qui doit être le propre de l'exotisme : je me sens colon, non pas de ces premiers explorateurs qui dechiffraient tout ensemble des jungles et des civilisations, mais de ces habitants qui occupent des lieux qui ne leur appartiennent pas et jugent nonchalamment de la moralité et de l'intelligence de peuples auxquels ils ne veulent rien comprendre. Je vois les mains jouer sur les dos et les hanches se coller aux hanches, et je me sens colon : ils sont jolis tous ces gens qui se caressent, mais ils sont petits, innocents même dans ce que je perçois comme de la vulgarité. Trop innocents peut être, il faut bien que quelqu'un les observe, les protège d'un regard.</div><div><br></div><div>Mais, malédiction peut être des colons lorsqu'ils ont le malheur de se réfléchir, pour la première fois de ce mois de festival de danse, je me sens seule, seule au milieu des gens. J'accueille cette solitude comme une vieille amie, et voilà encore un de ces lieux communs de la littérature. Mais c'est qu'elle est bien là, la solitude, si solide qu'elle est palpable, si familière aussi, c'est une amie, oui, c'est une présence enveloppante, et tant pis si elle a eu d'autres amis avant moi, et si eux aussi ont pris la plume. Je l'accueille parce que je l'avais oubliée. Elle que je ne quittais pas, jamais, toute mon adolescence et toute ma jeunesse, c'est à l'heure de faire la paix avec elle que je l'ai délaissée pour aller danser. Alors maintenant qu'elle revient, cette solitude particulière qui m'embrasse au beau milieu de la foule, je lui rends son étreinte et me rejouis qu'elle ne m'ait pas oubliée. Être oublié de la solitude, voilà qui doit être la punition d'un crime indicible. Je lui suis reconnaissante, je suis soulagée, et je me sens seule, je me laisse couler dans une mélancolie sans profondeur. Un petit ruisseau de rien du tout. Pour sortir de cette noirceur, je n'aurais qu'à me lever, et elle ne m'arriverait plus qu'aux chevilles. Mais je ne me lève pas. Au lieu de ça, je décide d'aller dehors fumer une cigarette dans le froid étrangement cinglant. Il n'y aura personne, et je pourrai jouer avec ma vieille solitude et la reconnaître dans le noir.</div><div><br></div><div>Je sors.</div><div><br></div><div>La musique me poursuit comme pour me retenir. Je passe au travers d'un champ de corps enlacés, presque immobiles, tandis que les notes planantes restent avec moi même passée la porte qui mène à l'escalier extérieur. J'allume une cigarette, et la lumière du briquet vient me rappeler que la solitude a une couleur, et que c'est celle de cette petite flamme furtive qui s'allume dans l'obscurité. Le vent est déchaîné, les arbres se balancent comme de frêles rameaux. Ils plient mais ne rompent pas, fidèles à leur sage constitution. Ils ne dansent pas encore à mes yeux. Le vent, à ce moment là m'ennuie : présent, bruyant, vibrant, il voudrait me ramener aux choses importantes de la vie et de la société, il voudrait que je bouge avec lui et si je bougeais avec lui je ne serais plus seule, je serais quelqu'un, qui va quelque part, et qui le sait. Comment alors être seule, si je bouge ? L'action est un bavardage.</div><div><br></div><div>Je l'observe et j'essaie de me tenir loin tandis qu'il joue avec mes cheveux, coquin, et qu'il tente d'éteindre ma cigarette et de me chatouiller le menton. Il s'enjaille, mais je sais que pour se sentir seul il ne faut pas non plus être tout à fait joyeux. J'évite les pièges que le vent me tend, mais à trop m'accrocher je me perds.</div><div><br></div><div>Je ferme les yeux et prends de la distance. </div><div>Je fermai les yeux et pris de la distance</div><div>Je fermais les yeux et prenais de la distance.</div><div>Autant que possible.</div><div><br></div><div>Je sentais ma solitude s'éloigner de moi et je n'avais plus le pouvoir de la retenir. Alors que j'allais rendre les armes, le morceau jusqu'ici lancinant est arrivé brusquement sur sa note finale. En l'espace d'un instant, le vent s'est arrêté. J'ai regardé les arbres, droits et pointus comme des prêtres, qui me renvoyaient un silence impossible, il n'y a pas d'autres mots. Et lorsque le morceau suivant s'est lancé, le vent est revenu également, d'abord chuchotement, et s'est intensifié à mesure que le morceau prenait lui-même sa lourdeur blues caractéristique. Les arbres ne dansaient pas, pas plus que les voilures qui claquaient en rythme : le vent seul dansait au-dessus de son petit monde esclave. Il n'était plus sur moi, il était devant, devant comme les danseurs de blues, suffisamment loin pour me laisser ma tendre et encombrante solitude. J'ai observé le spectacle, que j'étais seule à avoir vu, je me suis sentie dans la confidence. J'ai éteint ma cigarette et ai traversé à nouveau le champs des corps qui vibrait maintenant et bougeait comme des algues. J'ai repris mon observation lointaine de cette forêt sympathique et bizarre. </div><div><br></div><div>Lorsque j'ai quitté la salle de danse, il faisait entièrement jour dehors. Les bras encombrés, j'ai évité tant bien que mal la femme de ménage qui lavait le sol avant l'heure du petit déjeuner. Pour elle, c'était le matin, pour moi c'était le soir, et nous nous croisions dans l'escalier mais sur deux plans différents de l'existence, comme de chaque côté d'une vitre . Je l'ai contournée, et d'un regard entendu je lui ai fait cadeau de ma solitude. </div><div>Prends en soin : elle m'est chère.</div>Belettehttp://www.blogger.com/profile/10334768195771807310noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-9213609087802639368.post-24349474920479365602023-03-24T12:54:00.001+01:002023-03-24T12:54:16.226+01:0023 mars 2023 : Rome<div>La journée, je traverse Rome dix fois, cent fois, comme la touriste que j'aime être : je ne visite rien ou presque, mais j'absorbe à l'infini, en même temps que le soleil printanier, le sentiment de la ville, son flux, son rythme, sa respiration. </div><div>Il y a quelque chose dans la respiration d'une ville comme Rome qui est touchante. À la fois toute pleine de passé, et violemment en désir de jeunesse, d'actif. Ça décale, ça décalque, ça passe la nostalgie au présent et toute chronologie devient improbable, tordue, délitée. La respiration de Rome c'est un souffle inversé, une syncope sur l'ordre des choses. Alors respirer avec Rome c'est en accepter l'aberration et ressentir l'émotion qui l'accompagne. Elle bat comme diable et trahit pourtant sa torpeur de vieille dame.</div><div><br></div><div>Le jour, je bouge et, parce que seuls les gens immobiles peuvent être réellement solitaires, je ne suis pas seule. Non, ne peuvent pas être seuls ceux qui vont quelque part et moi, les amis, j'ai toujours une destination : une place, un café, un rendez-vous, un point sur la carte, un kiosque où acheter un Chinotto, une soirée où aller danser, un cloître où me protéger du soleil, une rue à traverser. Il n'y a pas moins seul que moi dans toute la ville, dans tout le vieil empire.</div><div><br></div><div>Mais le soir, alors que j'ai emmagasiné toute cette virulente nostalgie romaine, je m'offre enfin la possibilité d'être seule le temps de la digérer. Et c'est au milieu de huit autres que je m'y emploie. Je vous écris, assise sur mon lit superposé, dans l'obscurité, et nous sommes quatre à nous tenir exactement de la même façon, seulement éclairés de nos téléphones. Quatre ombres solitaires qui se font écho, dans le dortoir de cette auberge de jeunesse. Je ne suis plus tout à fait sûre d'avoir la jeunesse assortie à l'auberge, mais cela ne semble heurter personne. Les quatre ombres plongées sur leurs écrans n'ont pas d'âge. Elles changent chaque soir ou presque. Parfois, les hommes sont torse nu, les femmes ont des nuisettes rigolotes de petites filles, et personne ne parle. Tant que personne ne parle et que personne ne bouge, on est réellement, complètement, délicieusement seuls.</div><div><br></div><div>Je rentre le soir dans la chambre où ils sont déjà six ou sept à s'occuper petitement et c'est amusant parce que tout le monde sait que le sol, c'est de la lave. Nos lits sont encombrés de tout ce qu'on peut y mettre, et chacun se reconstruit sa solitude de ces petites forteresses informes. Lorsque j'entre, deux ou trois d'entre eux lèvent les yeux et tentent un sourire, mais ils regardent si obstinément à l'intérieur d'eux-même que les sourires ne sont que des simagrées de ponts-levis : ils n'arrivent jamais tout à fait jusqu'à moi. Je trouve ça joli ces tentatives de douceur qui restent bloquées en eux-mêmes. </div><div>Les ombres changent chaque soir, mais jamais elles ne parlent. Ça casserait toutes ces petites paroisses de draps froissés et ce serait bien dommage. On ne dort bien qu'à observer notre propre solitude. La lumière vacillante du dernier à venir se coucher en sort parfois un de sa torpeur, et alors l'heureux réveillé peut contempler à nouveau sa solitude en revers du ronflement de l'un ou de la respiration de l'autre, s'en délecter, la trouver reposante, se rendormir.</div><div><br></div><div>Demain, nous entrerons dans le flux de Rome. Car nous sommes une légion d'ombres à s'allumer au petit matin. Des milliers à arpenter la ville en tuant notre solitude par une juste obstination. Nous réveillerons Rome, et nous lui tiendrons compagnie.</div>Belettehttp://www.blogger.com/profile/10334768195771807310noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-9213609087802639368.post-58619817457846729542022-08-09T00:05:00.001+02:002022-08-09T00:05:44.279+02:007 août 2022 : D'eau, de roche et de bois<div>Allongée dans la rivière sur un lit de pierres, je regarde l'eau passer, comme immobile, au-dessus de mon corps, et m'en dessiner un autre. Seule dans l'eau, séparée des autres par le courant, je regarde autour de moi les musiciens discuter d'une pierre à l'autre, monter et descendre le long de la gorge, prendre le soleil ou plonger dans l'eau fraîche.</div><div><br></div><div>Je pense au groupe de femmes qui est passé la veille sur scène, avant et après des hommes, après et avant des hommes, au milieu d'eux. Leurs premiers mots sur scène étaient pour s'excuser parce qu'elles jouaient tard. C'est à dire qu'elles avaient été programmées tard. Leurs premiers mots étaient pour s'excuser d'avoir été programmées, par d'autres, près du coucher du soleil. J'aurais aimé que tout le monde s'excuse, sauf elles. Qu'on s'excuse tous de les avoir programmées tard, si cela importe, qu'on s'excuse de n'avoir jamais ou presque programmé d'autres femmes, ici ou ailleurs, qu'on s'excuse d'avoir testé plus durement leurs aptitudes et leur talent qu'on ne l'aurait jamais fait pour les autres, qu'on s'excuse d'avoir tous jaugé leur beauté, leur féminité, leur grâce, et d'avoir reporté à l'aune de ces quelques notes réductrices les qualités qu'elles nous présentaient : leur humour, leur joie, leur musique. J'aurais aimé qu'on s'excuse tous d'exister et qu'elles ne s'excusent de rien. </div><div><br></div><div>Elles sont parties tôt, n'ont pas fait la jam. L'une d'elles m'avait dit qu'il lui tardait de rentrer, pour retrouver son enfant, tout petit encore. </div><div><br></div><div>Je repense à une amie qui l'a faite, cette jam. Avant et après des hommes, après et avant des hommes, au milieu d'eux. Qui cherchait ses accords et trouvait sa voix. Je pensais que ça avait l'air facile, quand on l'entendait, de chanter, mais tellement difficile de s'en donner le droit. Au milieu des hommes. Avant et après eux. Sous leur regard. Moi, j'observe, je ne suis pas là. Ni avant, ni après les hommes, ni même au milieu d'eux.</div><div><br></div><div>La jam a duré jusqu'au petit matin, on a tous peu dormi. Je regarde l'eau passer et me construire un corps et je me demande ce qu'il faudrait pour sculpter ce corps nouveau de courants et de veines sous-jacentes. Je rêve de sculpture, et puis lassée de m'inventer des talents, je reviens au monde. Je regarde les quelques femmes qui sont restées debout sur la petite plage de galets. Je me demande lesquelles sont musiciennes, secrètement. Pour la plupart italiennes ou allemandes, elles sont toutes la "copine de". Celle-ci sort avec un violoniste louisianais, celle-là avec un banjoiste de Berlin...</div><div><br></div><div>Ces italiennes et ces allemandes, parlant un langage commun de féminité sauvage, se comprennent sans accent. Elles me regardent du coin de l'œil, me sourient avec les dents, avec les mains, avec leurs yeux, ça fait vrai ça m'impressionne ; je me sens minuscule quand elles m'aiment. </div><div><br></div><div>Les allemandes ont le corps sec et les jambes poilues, elles sont à portée, toujours : on peut tendre le bras et on trouverait au bout de l'air ces petites branches sans feuille et ça fremirait au bout d'un peu d'amusement. Quelqu'un a accroché un petit chapeau vert à l'une de ces jolies branches, et alors la branche me parle et elle a de grands yeux amusés - je ne sais pas ce qui l'amuse ça doit être moi ; je dois être amusante avec mon bois dur, avec mes racines, avec mes bavardages dont le tour de force est d'être toujours superficiels et n'être pourtant jamais légers.</div><div><br></div><div>Les Italiennes ont le corps plein, les sandales sales. Leurs robes sont à peine des draps colorés qu'elles laissent retomber sur leurs épaules et qui glissent de là sans presque toucher leurs corps qui n'en ont que faire. Leurs os sous cette chair sont solides, le regard tout autant. D'entre elles, vous ne pourriez ignorer celle aux yeux bleus. Celle-là est toute faite de la montagne et d'un peu de cuivre. Elle danse comme ceux qui ont eu le bonheur de ne jamais avoir appris à danser. Elle danse parce que son corps est libre et que son corps lui dit de bouger. Elle danse parce qu'au fond ce n'est pas elle qui décide. C'était décidé d'avance. Qu'elle danse avec ou sans partenaire, elle danse toujours seule. Elle est plutôt la vache et le taureau, la belette et le bouquetin, elle est plutôt la pierre et le soufre, elle est plutôt l'eau et la terre qu'elle n'est danseuse. N'étaient ses yeux bleus elle serait rendue entière à cette sauvagerie, avalée par elle, libérée en elle, mais il y a ces yeux d'une autre pierre, que les hommes ne peuvent pas ignorer et qui ne peuvent en retour faire que cela : les ignorer quand elle leur sourit, les ignorer quand elle danse, les ignorer quand elle leur parle. Ses yeux sont le leurre de la civilisation, un mirage apprivoisé dans la roche aride. Elle est de la race des sirènes de montagne. J'ai peur de la toucher.</div><div>Ses amies italiennes ajoutent leur chair à la sienne, des tatouages disparates comme on décore un mur de cartes postales dépareillées, et leurs cuisses vibrent quand elles marchent, elles ont des bleus et des croûtes et de la cellulite et qui ne voudrait pas être exactement comme elles ? Exactement comme elles. Qu'on se surprenne à les regarder on ne peut plus faire que ça. Leurs cuisses retiennent nos attentions, on voudrait les survoler, on voudrait glisser un regard et c'est raté on y plonge comme dans la boue ou le sable ; y jeter un oeil c'est l'y laisser. Toute l'attention qu'on leur prête est de l'attention qu'on leur donne, dont elles ne veulent même pas. </div><div><br></div><div>Mon corps, je ne l'ai jamais connu libre. À force de régime et de talons et de corsets, à force de rentrer le ventre et mesurer ma poitrine, il est au corps de femme ce que le labrador est au loup. Il ne sait pas danser parce que justement il a appris. Il ne peut plus parler, avec ou sans muselière. Je le regarde - assis, debout, couché - je le traite bien et il me rend difficilement la politesse, il ne me rend au fond que le policé. Quand il veut sortir il me présente sa laisse.</div><div><br></div><div>Je regarde l'eau m'en sculpter un nouveau. Je me demande ce qu'il faudrait pour le garder. Je me lève difficilement sur les rochers glissants, et je regarde l'eau me vêtir de bottes d'écume. Je trouve ça drôle, je bouge les orteils et les bottes changent un peu. Je lève la tête, il y a devant moi deux hommes. Je reviens d'instinct à mon maillot de bain léger et abîmé, et je me demande ce qu'ils voient, eux, de ce corps presque nu. Mon corps, toujours, inlassablement, comme dans un cachot, comme dans ces salles d'interrogatoires aux miroirs sans tain, est avant et après les hommes, après et avant les hommes, et au milieu d'eux.</div><div><br></div>Belettehttp://www.blogger.com/profile/10334768195771807310noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-9213609087802639368.post-19252981540731290622021-08-10T12:29:00.001+02:002021-08-10T12:37:15.695+02:00Le Swing des éclopés<div>S'il vous prend de parler swing, vous apprendrez que, si beaucoup de musiques courent après leur propre tempo, lui ne fait que tomber, un peu tard un peu tôt, sur son deuxième temps. ...2 ...4 ...2 ...4. C'est sur ce deuxième temps que vous pouvez envoyer votre clap, frapper des mains en connaisseur, donner à la musique son rebond et glisser ce son dans votre poche.</div><div><br></div><div>Tombe, tombe le swing sur son deuxième temps. Et avec lui un paquet de gens.</div><div><br></div><div>Lorsque les illettrés de la musique, que nous sommes pour beaucoup, prennent le parti peu judicieux de lancer leurs mains l'une contre l'autre dès le premier temps des sons qui les emportent, vient illico la Brigade du clap, deux ou quatre mains qui se tombent dans les bras, qui se mangent dans la paume, tranquillement, sur chaque second temps. Ce sont vos professeurs, vos amis, vos musiciens, vos mélomanes. Ils vous remettent sur la droite ligne, la pente facile, ou vous pourrez rouler tout en syncopes, toute la nuit.</div><div><br></div><div>Ce pansement sur votre rythme, ce soir je l'ai vu partout sur les corps. Des corps pansés et dépensés. Ce soir de rando jazz, sonnait un swing d'éclopés. </div><div><br></div><div>Partout dans le village, des panneaux fluorescents sur les murs et les poteaux rappelaient à chacun l'importance du Pass Sanitaire. Ne jouent et ne marchent et ne dansent et ne frappent dans leurs mains que les vaccinés et les testés de la première heure. Mais le swing, bon gré mal gré, retombe mal sur ses pieds. Le Pass Sanitaire c'est une affaire de premier temps, ceux qui vivent sur le deuxième, quitte à crever, restent derrière. On peut dire ce qu'on en pense, on peut ne pas en penser moins, mais c'est un fait que le swing tombe, et avec lui ses musiciens.</div><div>En fin de soirée un ivrogne ou deux se seront mis à scander des chants de révolte contre l'ordre de vaccination, et on en pense ce qu'on en pense, c'est avec la même désinvolture qu'on recevait les panneaux de l'ordre et les slogans du désordre. Laisse tomber, laisse tomber garçon... sur le deuxième temps.</div><div><br></div><div>Jimbino Vegan, c'est l'homme que son nom a choisi. Clown musicien, acrobate troubadour, anglais dans l'accent et en lui un bout de toutes les campagnes et de toutes les cités. Un orteil dans un pays, une oreille dans l'autre et sa clarinette dans les nuages, il vous envoie ses notes comme autant de petites gymnastes bondissantes sur une corde invisible. Quel pays faisait guerre à l'autre dans le continent de son corps, je l'ignore, mais il y a eu, je ne sais où, je ne sais quand, un désaccord. Aussi une attelle rabibochait-elle lourdement sa cheville et son mollet, boudeurs et gonflés. Jimbino, fou dansant, devenu Jimmy l'éclopé, tombait au deuxième temps sur sa jambe tendue, et son plâtre claquait sur le sol rocailleux. Ses béquilles, cannes à claques, syncopaient sa démarche. Tombent, tombent au deuxième temps les milles bouts de corps de Jimmy fou dansant, devenu fou cassé.</div><div><br></div><div>Et la musique toujours, la musique partout, se défiant de toute loi, la musique qui seule monte lorsqu'elle tombe, grandit lorsqu'elle choie, la musique tombant, grimpait jusqu'aux sommets.</div><div><br></div><div>"Un enfant est tombé. À vélo, là-haut, dans la rivière, qui sait ?" Un enfant est tombé c'est ce que murmurait entre eux les spectateurs. C'est ce qui se disait à gauche de la scène. À droite on parlait d'un vacciné Covid qui se serait effondré. "Effondré vous dis-je, pas mieux que ce rocher" Le public piaillait sa curiosité sereine alors que passaient en procession trois camions de pompiers, et couraient parmi nous les solides secouristes. Les moins curieux nous régalions plutôt du spectacle étonnant de quelques musiciens, jouant en virtuose sous la lumière changeante du gyrophare pompier. Sur les temps pairs, du bleu, les temps impairs : rien. Tombait tombait sur leur visage la lumière si familière qui transmettait à la foule, en même temps que le sentiment éthéré d'un moment hors du temps, celui paradoxal d'une urgence latente. Cette sirène tranquille d'urgence décontractée, nous renvoyait au Swing, tandis que tombaient, tombaient tout ensemble les mains sur les guitares, les lumières bleues sur les voix des chanteurs, les enfants de leur vélo, et là-bas , là-haut, un pauvre homme d'une crise cardiaque. Tombait au deuxième temps tout ce qui, au premier, tenait bon.</div><div><br></div><div>Lorsque les musiciens, ayant finis leurs œuvres, se sont réunis pour jammer sur la place, ne restaient autour d'eux que quelques spectateurs, pour la plupart titubants, car l'alcool et le swing ont cela de commun d'amener la syncope au pied de leurs victimes. Les vieux copains clopant autour des musiciens réunis pour leur bœuf endiablé s'échauffaient pour un rien, et l'un et l'autre s'envoyaient des gifles et des coups mal lancés, pathétiques et glissants, des coups de second temps. Entre eux une femme, la cinquantaine, interposait son bras plâtré, qui faisait office autant d'armure que de supplication. "Si vous avez pitié de mon air d'éclopée, si vous avez pitié de mon bras cassé, si vous avez pitié de moi, les gars, cessez de vous frapper." Ça marchait à moitié. Ses mèches blondes et salées étaient plus convaincantes. Puis leur fierté lassée s'est endormie sur leur bouteille, ils ont oublié de se battre et leur éclopée commune, leur trésor abîmé, a disparu dans les rues du quartier, pendant que tombaient dans le sommeil le village épuisé.</div><div><br></div><div>Dans Rodés au lendemain, certains ne s'étaient pas levés. Un musicien était malade, et n'est pas venu se baigner. Mais d'attelles en plâtre, de chutes en attaques, de Covid en nausées, la musique voit tomber les gens et leur intime de se lever. La musique toujours, la musique partout, la musique pansante tournait autour des corps qui tournaient en dedans d'elle, et dans ce liquide amniotique il n'est pas une plaie qui n'ait été guérie, pas une douleur qui n'ait été oubliée. Parce qu'au swing on tombe sur le second temps mais on s'élève sur le premier. C'est ça aussi la rando-jazz : c'est monter haut, pour mieux tomber.</div>Belettehttp://www.blogger.com/profile/10334768195771807310noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-9213609087802639368.post-32940754357319833662020-11-06T11:51:00.007+01:002020-11-06T14:13:28.979+01:004 novembre 2020 - Pays de la peur<p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span><span style="background-color: transparent;">Ça fait quinze ans que je trimballe un bout de blog à l’extrémité d’une ficelle, que je le balade sur diverses plateformes pour témoigner de divers pays, de divers voyages. Blog qui s’est éteint, doucement, en même temps que mes voyages se sont limités à des Festivals de danse, que j’ai arrêté d’aller dans des pays pour les vivre et que j’ai commencé à les danser. C’est le jeu ma pauvre Lucette. Je croyais ce besoin de regard sur l’étranger aussi essentiel à ma nature que le châtain de mes cheveux ou la couleur de ma peau, il semblerait que le voyage ne soit jamais tout à fait une question d’ADN. À l’heure de l’effondrement, d’une conscience collective plus acérée sur l’environnement et le climat, la notion même de voyage est devenue problématique. Je ne dirais pas que j’accepte cette sédentarisation à bras ouverts, loin de là, mais il faut bien composer avec mon nouveau travail, ma passion et mon éthique. Cette partie d’échec n’est pas terminée.</span></span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>Pourtant, je reprends la plume – virtuelle, s’entend – pour parler de mon dernier voyage, et pas le moins éprouvant : un voyage au pays de la peur.</span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>Ce fut un séjour court, de 10 jours, qui s’est ouvert sur une Escape Room Horrifique, a traversé nonchalamment la fameuse fête d’Halloween, et se termine aujourd’hui sur des élections américaines outrageusement serrées entre un grossier molosse assoiffé de sang et un discret Dr Jekyll, tenant sous cape un Mr. Capital patient et féroce.</span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>Ces moments de parade horrifique outrancière, ces points rouges de fausse hémoglobine, reliez-les ensuite d’un deuxième confinement, pas bien méchant, le confinement, pas bien flippant, un confinement qui tient d’une peur lasse d’elle-même, d’une inquiétude qui ne sait plus trancher, un quotidien de crocs émoussés. C’est pour le paysage. Ça, c’est que je voyais à l'horizon pendant ma traversée. Trois points brillants et entre eux une ligne molle.</span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>Le premier acte de mon récit était respectablement pensé.</span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>Malade, fiévreuse, incapable de travailler, j’ai pris rendez-vous chez le médecin, un peu comme blasée. Je râlais que malgré les masques, le gel, la distanciation et le télétravail je sois seule encore capable d’attraper une bonne vieille gastro-entérite des familles. Peut-être le reste d’une admiration pour ma mère, qui traverserait un continent de lèpre et de choléra sans attraper ne serait-ce qu’un rhume : je maudis depuis longtemps chez moi une nature un peu fragile. J’étais l’enfant qui avalait les comprimés comme des bonbons, et l’adulte qui tousse trois mois par an et me traîne une grippe les années paires, une gastro-entérite les années impaires, depuis maintenant une quinzaine d’années. Entre-temps j’ai pu profiter d’une légère malformation cardiaque, et je suis un traitement quotidien pour ralentir mon cœur. J’en viens au fait : pour autant que je le souhaite, la santé et les joues roses ne sont pas tout à fait à mettre au compte de mes qualités. Je voulais seulement qu’un médecin me prescrive un arrêt de travail d’une journée, le temps que j’aie sué les derniers microbes ou virus (je ne sais jamais), et que je reprenne mon chemin.</span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>[À la fin du premier acte d’un film d’horreur, inscrivez un “MAIS” en gros sur le tableau. Pour les plus structurés, ajoutez y un “QUAND SOUDAIN” et le tour est joué. C’est ce que je dis à mes étudiants du fameux film Les Trois jours du Condor : Robert Redford va juste acheter des sandwichs pour ses collègues, comme toutes les semaines MAIS il pleut et il prend la porte de derrière, il revient tranquillement au travail QUAND SOUDAIN il découvre que tous ses collègues sont morts assassinés. Un premier acte de livre d’école.]</span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>Un rendez-vous banal, donc, MAIS en pleine période de Coronavirus mon médecin traitant ne pouvait pas me recevoir en personne - puisque mes symptômes comportaient, entre autres, de la fièvre et des maux de tête. Il m’a proposé un rendez-vous à distance, une télé-consultation (en voilà des mots qui sont devenus familiers en un rien de temps). À vrai dire ça me convenait plutôt : pas besoin de me déplacer avec mes courbatures et mon mal de crâne (vous savez, ceux qui donnent la sensation que vos talons s’enfoncent dans vos tempes à chacun de vos pas). C’était sans compter sur mon compagnon têtu, acolyte sans pareil de mon voyage à travers la peur. Il a pris rendez-vous pour moi chez sa médecin. Juste de quoi se retourner plus tard, quelque part sur le chemin et se dire “que ce serait-il passé si, à cet instant-là, je n’avais pas choisi cet embranchement ?”. D’humeur peu combattive, je me suis diligemment rendue chez cette médecin que je ne connaissais pas, une femme sans rondeur, ni dans son visage ni dans ses paroles, qui ne s’encombre de rien, pas même de chaleur, et laisse à vif une indéniable compétence. J’étais venue pour repartir, juste pour le bout de papier. Elle a questionné, elle a palpé mon ventre… QUAND SOUDAIN, elle m’a jeté un regard étonné : il y avait un truc étrange, mais elle ne voulait pas me dire quoi. Elle a parlé de Coronavirus, et m’a prescrit une analyse de sang et un test Covid.</span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>Le Covid, mes amis l’ont attrapé en masse et ce n’est pas une façon de parler. Personne n’en est mort, mais il existe autour de moi. N’étaient mes parents avec qui j’avais déjeuné quelques heures plus tôt, j’aurais sans doute préféré l’avoir attrapé. Ne serait-ce que pour comprendre le sourcil froncé de la médecin, ce “quelque chose ne va pas” mais on ne sait pas quoi.</span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>J’ai passé mes analyses de sang et un test Covid. C’est bon, c’est fait, c’est l’heure de se reposer avant de reprendre le travail. Mais on est dans le deuxième acte : vite vite vite coupez dans le lard, rien ne dépasse, ne laissez pas à votre personnage le temps de prendre un café, on veut du monstre, nous, on a payé pour un voyage dans l’horreur. Je reçois un appel de la clinique : “votre analyse de sang montre une grosse inflammation, retournez chez le médecin”.</span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>J’obtempère, mais la docteure sans rondeur n’est pas là, remplacée par une jeune femme toute en douceur et grands yeux bleus, qui me regarde au-dessus de son masque tout en me palpant le ventre (cessez s’il vous plait laissez mon ventre tranquille). Un peu déroutée par une analyse de sang façon Schrödinger qui s’avère encore aujourd’hui indiquer ET ne pas indiquer un virus tout à la fois, elle me prescrit une analyse de selles. Pas de repos pour les aventuriers de la frayeur, je suis encore d’humeur tranquille et je me rends de nouveau à la clinique pour les analyses en question. Je vais pouvoir faire réchauffer le café qui est resté dans la cafetière. Mais, la tasse fumante entre les doigts, je reçois un appel à l’aube, le lendemain, de ma médecin aux yeux noirs, qui a bien lu ce que m’avait conseillé sa collègue, mais quand même…<br />Remplissons les silences, voulez-vous. Sur ses virgules on pouvait lire “ma remplaçante est bien gentille mais elle est jeunette”. Et donc est-ce que je pourrais repasser, là, maintenant, pour qu’elle refasse une palpation ? Je pose mon café que j’aurais largement préféré avoir dans le ventre, pour une troisième palpation en quelques heures, et voyez-vous c’est là, et là seulement que j’ai commencé à comprendre que j’avais entamé un voyage en terre de frayeur.</span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>À la fin de cette troisième palpation, la médecin avait encore les sourcils froncés. Je n’avais vraiment pas envie de savoir ce qui lui trottait par la tête, mais tout à la fois j’avais en tête mon compagnon qui me poserait toutes ses questions en avalanche. Imaginez un enfant à l’âge du pourquoi : “Pourquoi le soleil brille ?” “Parce que c’est une très grosse boule de feu” “Mais pourquoi on brûle pas ?” “Parce qu’il est très loin.” “Mais pourquoi il est très loin ?” “POURQUOIIIII ?”. Autant de questions que je devrais avoir posées, autant de réponses que je me devais d’avoir, mais que j’ai bizarrement cherchées pour lui autant ou plus que pour moi. La médecin m’a prescrit une échographie, et j’ai enfin osé demander : “Qu’est-ce qu’on cherche, au juste ?”. Son regard était tout ce que je craignais : elle avait sciemment évité la question. “Il y a une masse, appelons-la comme ça (non, ne l’appelons surtout pas comme ça, appelons-la un nounours à la guimauve, un pet de travers, une bulle de savon, vous voulez bien ? Pas une masse) près de votre estomac. Elle n’a rien à faire là. On va voir ce que c’est.”</span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>Eh bien, j’ai tourné les talons comme un soldat de plomb avec mon ordonnance, je suis passée pour la troisième fois à la clinique pour prendre un rendez-vous pour une échographie. J’ai rendez-vous en décembre. Deux mois.</span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>Là j’ai pas compris, la masse elle était plus dans mon estomac elle a commencé à me ronger le cerveau. C’était rapide il y avait plus grand chose à bouffer. Mon cerveau était glacé façon sorbet à la menthe. Il y a une masse dans mon estomac et elle l’a bien dit, la dame, la masse ELLE A RIEN À FAIRE LÀ. Contrairement à mon café froid, que je n’avais plus le goût d’avaler. J’allais mourir, j’allais mourir à 33 ans, Jesus style, et c’était rare mais ça arrivait, pas de bol j’allais crever comme ça. Alors oui, je vous entend derrière vos écrans : c’est pas comme ça que ça se passe. Raisonnablement, même s’il y avait de quoi avoir peur, j’avais clairement déraillé. En fait j’ai compris 3h après qu’il s’agissait de ce qu’on appelle communément une crise d’angoisse. Pendant 3h, alors que mon compagnon et mes parents s’assuraient de me trouver un rendez-vous rapidement pour une échographie, je suis restée prostrée, le champ de vision rétréci jusqu’à la pointe d’une épingle à nourrice devant moi : le reste n’était plus rien que cette masse, cette masse qui voulait dire mort.</span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>Quand j’en suis revenue, ou plutôt quand mon corps épuisé s’est échoué sur une plage de rationalité, j’ai fait chauffer mon café, et je l’ai oublié. Mon compagnon est revenu du travail, et je n’ai pas pu m’empêcher de lui demander : “Je vais pas mourir ?” Il a rit. J’ai aimé son rire.</span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>Pendant que je faisais mon propre deuil prématuré sur un canapé en cuir, on s’était mobilisé autour de moi pour m’obtenir un rendez-vous 48h plus tard seulement pour une échographie… à condition que mon test Covid soit négatif. Test Covid qui est arrivé quelques heures avant l'examen seulement. C’était juste pour épicer une journée d’attente en quarantaine. Ah oui parce que pour ce qu’on en savait j’avais aussi le Coronavirus, a priori. Donc je ne devais toucher personne, je parlais aux gens à trois mètres, avec mon masque, et avec cette impression désagréable de laisser ma carcasse parler pour moi. J’étais ailleurs.</span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>Pause, il faut souffler. Je me prépare un thé dans une immense salle de danse où j’ai accompagné mon compagnon avec le seul objectif de ne pas rester seule. Le café ne passe plus, rien ne passe, mais j’enchaîne les mauvaises tasses de thé, et un couple d’amis passe nous voir. Je reste loin, toute petite au fond de la grande salle vide, et je regarde le plafond faute de parvenir à traîner mes yeux sur d’autres spectacles. Les vagues d’angoisse lèchent mon humeur et repartent avec une régularité implacable, je crains la marée haute, j’ai parfois plus peur de mon angoisse elle-même que de la masse. Je ne sais plus pourquoi j’ai peur, mais je sais que la salle n’a jamais été aussi obscure qu’elle l’est à mes yeux en ce moment, et même le soleil ne perce pas dans ma brume. Ce qui perce, c’est une jeune femme. Elle vient s’asseoir à côté de moi, pendant que nos compagnons parlent danse. Elle a les yeux bouffis, et instantanément on se reconnaît, deux aventurières du même pays. Parfaitement conscientes de nos propres irrationalités, parfaitement incapables de s’en dépêtrer : la peur est tapissée de lianes et de sables mouvants. Mais on s’est vues. De son côté, son voyage avait été provoqué par une certaine solitude nouvelle, le deuil d’un oncle, des cours qu’elle devait assurer pour la totalité des classes d’un collège sans jamais avoir été formée pour, le confinement approchant et, bien sûr, pour couronner le tout, cet enseignant décapité en pleine rue et qui venait la hanter. Bien sûr qu’elle n’allait pas mourir, mais c’est aux lianes qu’il faut dire ça. Je ne dirais pas qu’elles ont desserré leur étreinte, mais reconnaître un visage familier dans ce monde dépeuplé, c’était déjà suspendre un peu cet implacable démembrement de l’espoir.</span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>Le test Covid est arrivé, négatif. En douce, j’espérais un peu qu’il soit positif, parce que je m’étais persuadée qu’on ne pouvait pas avoir le Covid et un cancer en même temps. Ce serait trop, statistiquement. Les statistiques ne se sont jamais exprimé sur la question, je le sais bien. Mais c’est la sensation que j’en avais. Pourtant, il faisait beau devant la salle de radiographie, et j’y suis arrivée plus légère que je ne l’avais été depuis plusieurs jours. J’ai pourtant attendu devant la salle pendant plus de 2h30. J’étais à jeun : pas de café ce matin. Pendant l’attente, je me suis prise à espérer que la médecin avait senti quelque chose qui n’était pas là. Un nounours à la guimauve, un pet de travers, une bulle de savon. On s’excuserait de m’avoir fait venir pour rien. On me renverrait au travail, sous la couette, que sais-je. J’étais toute prête à entendre “rien d’anormal, ce sera 50€”, mais la radiologue avait mal dû apprendre son texte, parce qu’au lieu de ça elle m’a dit “Il y a effectivement une masse très large, onze centimètres sur six. Mais je ne sais pas d’où elle provient. Elle touche le foie, elle touche l’estomac. Je ne peux pas vous dire si c’est bénin ou pas”.</span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>Je ne sais pas si c’est le cœur ou la masse qui est devenu lourd comme de la pierre, mais ça pesait sur le ventre, tout ça. Onze centimètres non mais les gars vous me sortez ça de là tout de suite ! Je vous prête le scalpel, si vous voulez. Au lieu de ça mon compagnon a continué de poser question après question jusqu’à ce qu’il ait tiré d’elle la moindre once d’information qu’elle pouvait avoir sur la mystérieuse masse, et ce n’était pas grand chose. Il a aussi insisté jusqu’à ce que la radiologue appelle une collègue de la clinique. Je l’entendais dire au téléphone : “Oui, j’ai une jeune femme et son époux, ici, il y a une masse… elle est un peu angoissée… Non, oui, il faudra le produit, oui.” J’ai levé le regard à “époux”, ça m’a fait sourire. Peut-être pas assez, mais ça me prouvait que j’étais encore là, à me moquer de moi-même, petite épouse angoissée derrière son imposant mari. Ce n’est pas ce qu’elle a voulu dire, bien sûr, mais c’est ce que j’ai vu à ce moment-là, et mon envie de lui prouver le contraire, pour faible qu’elle fut, restait la preuve que j’étais encore là. J’avais rendez-vous le lendemain à la clinique pour un scanner, on serait fixé.</span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>Pour le scanner, il fallait être à jeun. J’ai regardé mon compagnon avaler son café, sans envie, et on est partis, attestation de sortie en poche parce qu’entre temps l’État nous avait confiné. Pas que j’aie vu la différence : je sortais juste de quarantaine et j’étais de toute façon confinée dans ma masse de 11cm depuis plusieurs jours. C’est allé vite. Mon compagnon a insisté pour voir la radiologue, pendant que je suivais, épouse timide encore une fois, me regardant faire et ne me reconnaissant pas. Très grosse, la masse, 12x12x6cm, nous a-t-elle dit. “Tiens”, j’ai pensé, “elle a grossi.” Elle touche tous les organes, elle appuie sur l’estomac vous ne devez pas avoir très faim (parlez-en à mon café). Mais on ne sait pas d’où elle vient. Il faudrait que je sois plus grosse et que la masse le soit moins : là on verrait bien d’où elle vient, et on saurait mieux si cette tumeur, appelons-la comme ça (non, ne l’appelons pas comme ça, appelons-la nounours à la guimauve, pet de travers, bulle de savon, que sais-je, mais pas “tumeur”) est bénigne ou pas. J’ai eu le temps de penser que personne ne prononçait jamais le mot “cancer”. Tant mieux. Une fois que c’est dit, c’est difficile à remballer. C’est comme ce toboggan de secours gonflable qui s’est ouvert à l’intérieur d’un avion il y a quelques semaines : nécessaire ou pas, une fois que c’est dit ça gonfle et ça gonfle et ça fait des dégâts.</span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>Il va falloir passer une IRM, peut-être une biopsie. Là, on saura, sans doute. Enfin peut-être. Enfin je crois.</span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>Très grosse, la masse. Nous passons chez un ami qui vit non loin de la clinique. Le plus vivant des bons-vivants, motard, métalleux, faux-rebelle/vrai-gentil, qui m’offre un café que je n’ai pas le temps de toucher quand je reçois les résultats écrits du scanner. On est samedi, je passe chez la médecin, toujours pas encombrée de chaleur et pas non plus d’espérance, qui regarde les résultats du scanner par-delà bien et mal, comme dirait l’autre, avec l’œil factuel dont je commence à soupçonner qu’il la protège de l’empathie. On ne sait rien, on ne sait rien. Préparez-vous à ce que ça prenne du temps, maintenant, on ne saura pas tout de suite et un rendez-vous IRM ça ne s’obtient pas comme ça. De fait, on est samedi. Tout est fermé. On a un rendez-vous pour décembre pour l'IRM. Lundi je prendrai rendez-vous chez mon médecin traitant, il est temps qu’il suive, un peu.</span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>La journée, avec le soleil et les rendez-vous, tout va bien. Le soir, par contre, dès que le soleil se couche, ça devient plus difficile de tenir les lianes et les sables mouvants à carreau. Si je décide de faire la cuisine, mon esprit ne vogue pas librement vers mes avenirs possibles et mes avenirs rêvés, comme il le fait habituellement : il vient systématiquement s’empêtrer à nouveau dans la végétation dense de ce monde perdu. Dès que le soleil se couche sur le pays de la peur, il faut rester en mouvement, et concentrer son esprit, l’occuper, même l’envahir. Pour moi, ça a été des parties de tarot en ligne avec mes amis. Chaque soir, un ou deux tournois de neuf manches. J’épuisais mes amis que mon compagnon allait chercher même par téléphone, s’il le fallait, pour que toujours j’ai des cartes dans les mains... virtuelles mais vraies.<br /></span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>Dimanche, c’était le jour où il ne se passerait rien, disait-on tous. Cliniques et laboratoires sont fermés et médecins au repos. Je reçois malgré tout un appel de l’autre médecin du cabinet, une troisième, donc. Elle a reçu les résultats de mon analyse de selles : ce n’est donc pas un virus, mais une bactérie. Elle m’envoie une ordonnance pour des antibiotiques et tout le monde croise les doigts pour que la bactérie soit seule responsable des symptômes qui ne pouvaient pas être expliqués par une large tumeur dans mon estomac, histoire de donner au tout un semblant de cohérence. Je m’exécute, avale les antibiotiques et passe la journée comme les autres, profitant du soleil et craignant les ombres qui viennent avec les loups.</span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>Le lundi, je prends rendez-vous avec mon médecin généraliste pour l’après-midi et, à tout hasard, contacte quelques cliniques pour l’IRM. Elles me proposent février. Je me dis que février, c’est impossible, les ombres m’auront avalée d’ici là, les sables mouvants m’auront enterrée, les lianes m’auront dépecée. Il ne restera pas assez de moi d’ici février à fourrer dans une machine IRM. Mais une des cliniques me tire de mes pensées : un patient vient de se désister, ils ont de la place pour le lendemain matin. Mon médecin me félicitera l’après-midi de la vitesse stupéfiante de ma traversée du pays de la peur. Quant à moi j’ai plus d’admiration pour ceux qui ont dû, en général par la force des choses, s’y attarder.</span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>Le lendemain, je sors un peu à l’avance pour aller passer mon IRM, et vais à la pharmacie acheter le produit que la clinique devra me mettre dans le sang pour mieux voir. Je passe devant un restaurant, devant lequel un homme vend ses produits à la criée pour palier à la fermeture forcée par le confinement : “du café bien chaud à emporter ! Des gaufres ! Mademoiselle, un petit café ?” Un instant, je me dis que je suis en avance, et pourquoi pas un café pour éviter de faire les cent pas ? Mais je me rappelle qu’il faut que je sois à jeun pour l’IRM. À jeun pour la quatrième fois en presque autant de jours. Je lui fais un signe de la tête et je passe mon chemin.</span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>Coronavirus oblige, je dois être seule cette fois, à la clinique. L’attente n’est pas très longue et je pense à tort que, comme le scanner, ce sera passé en un rien de temps. On me pose une perfusion pour le produit (on me fait choisir le bras, mais mes deux bras ont des hématomes des piqûres de ces derniers jours), on me mets en culotte – je me rends compte que la mienne est trouée et je me dis que c’est un luxe, finalement, d’avoir honte, et que ce luxe je ne l’ai vraiment pas. Je me prépare à entendre encore une fois qu’ils ne savent rien, qu’ils ne voient pas, qu’une biopsie, peut-être… Je ne me savais pas encore dans le troisième acte de mon histoire, la dernière ligne de ma traversée. </span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>Une IRM c’est bruyant. Juste avant que le plateau ne glisse jusque dans la machine, un infirmier me met sur les oreilles ce que je pense d’abord être un casque anti-bruit. Mais dans mon casque, il y a de la musique. J’ai béni les grands dieux de cette idée de génie. Je me sens tout à coup soulagée, et plutôt amusée par les choix de la liste musicale : j’entre dans la machine sur l’air rock de “Should I stay or should I go” (“Dois-je rester ou dois-je partir”, en français) et je suis finalement entourée du fameux anneau de l’IRM lorsque commence “Ring of Fire” (“Anneau de feu”). La suite de la liste musicale est pop, rock ou folk, jamais excessivement triste ni excessivement violente, et détourne à merveille mon attention des claquements et vrombissements assourdissants de la machine, et des augures terribles que nous lisons tous si aisément dans le ventre de cette baleine stérile.</span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>À la sortie, une fois de plus je m'imagine dire à mon compagnon que je ne sais rien, qu’il me faut attendre les résultats, et je le vois déçu et curieux. Presque comme au théâtre, je ne me contente pas de suivre son exemple : je l’imite, je l’incarne, et je demande à voir le radiologue. On me dit d’abord qu’en ces temps de virus ce ne sera pas possible. J’ose insister : vu la taille de la tumeur, et parce qu’on n’a pas cessé de me dire qu’elle était atypique, j’espérais vraiment avoir une discussion avec un spécialiste. Ils ont finalement accepté, et le radiologue est venu s’asseoir à côté de moi… puis à quelques mètres de moi (virus, virus, petit virus qui plane sur nos interactions).</span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>Il a commencé sa phrase par “Tout va bien”.</span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>Un hémangiome du foie exceptionnellement gros, de 13x12x7cm (“tiens”, me suis-je dit, “il a encore grossi”). Bénin.</span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>J’ai écrit “bénin” plus de fois dans les heures qui ont suivi que je ne peux les compter. J’écris encore "bénin" en pensée sur le plafond avant de m'endormir, et jusque dans mon sommeil. Je l’ai écouté jusqu’au bout me parler ensuite de la taille de l'engin, une pelote de vaisseaux sanguins (quelqu'un a un chat à prêter ? J'ai de quoi le faire jouer), une grosse boule qui appuie sur l’estomac… vous ne devez pas avoir très faim. Non, lui ai-je dit, mais je serais bien incapable de vous dire si c'est la peur ou la tumeur qui m’ont empêché de manger.</span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>Il a soupiré : “C’est vrai qu’on sait faire, ça. On sait faire peur”.<br />J’ai hoché la tête, et j’ai pensé qu’il vivait dans un drôle de pays, ce monsieur. Un drôle de pays.</span></span></span></span></p><p align="justify" style="background: transparent none repeat scroll 0% 0%; letter-spacing: normal; line-height: 18px; margin-bottom: 0cm;"><span style="color: #cccccc;"><span style="font-size: small;"><span style="font-family: inherit;"><span>Alors je suis rentrée, et je me suis préparé une grande tasse de café.</span></span></span></span></p>Belettehttp://www.blogger.com/profile/10334768195771807310noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-9213609087802639368.post-64785339945303498442020-08-09T23:12:00.001+02:002020-08-09T23:12:12.434+02:009 août 2020 - Rando-jazz de Rodés<p dir="ltr">C'est l'histoire d'un tableau qui vous vient avec le son. Une petite fille à la fenêtre, tresses noires et peau mate. Une petite maison de pierre sur la place d'un village de montagne. Le rayon d'un soleil orange, vieillissant mais robuste, une brise d'été sur ses quelques mèches peu dociles.<br>
Sur les pierres, sur la tresse et à son pied, on distingue clairement le son d'un piano, le timbre d'un banjo, le claquement métallique d'une washboard. Elle se penche avec sa première grâce de femme et sa dernière témérité d'enfant, un chien glapit à l'intérieur de sa maison, et en quelques secondes l'enfant a disparu, le soleil est retourné dans sa chrysalide percée d'étoile, mais la musique continue, et en son sein un tableau incomparable dont elle raconte l'histoire, inlassablement, sans en avoir vu la couleur ni la forme.<br>
Car c'est le vent d'été qui peint les tableaux et qui porte la musique à Rodes en août, cette année comme les autres. Je vous conte l'un et l'autre, sans la couleur et sans le son, mais avec un peu de coeur, qui parle toutes les langue de l'Art.</p>Belettehttp://www.blogger.com/profile/10334768195771807310noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-9213609087802639368.post-9218814043691440392019-12-29T04:32:00.001+01:002019-12-29T04:32:54.175+01:0028 décembre 2019 - Gand, Belgique<p dir="ltr">Je voyage encore, peut-être plus que jamais. J'ai toujours mille choses à raconter, mais j'en raconte moins. Non que je n'aime plus écrire, non que je «préfère» danser.<br>
Longtemps la cigarette occasionnelle - qui l'est sans doute moins - a été pour moi une façon de me mettre à l'écart du tourbillon de l'existence, de l'observer et, finalement, de le raconter. Aujourd'hui, au contraire, c'est une façon de faire partie du monde et il est rare que j'en allume une sans un ami ou une nouvelle connaissance avec qui la partager. Mais ce soir, à Gand en Belgique, à 4h du matin, en plein festival de danse, je suis sortie en griller une. Je me suis installée sur un petit coin de fenêtre invisible, et j'ai regardé les swingueurs sortir à la fin de leur longue soirée. Et il y aurait tant à dire, sur les chaussures blanches et les écharpes en laine, sur les taxis et les vélos. Mais il m'est apparu tout à coup que tout ce que j'ai jamais pu raconter, c'est ce que je ne vivais pas. J'ai longtemps cru que pour écrire, il fallait expérimenter. Mais aujourd'hui je réalise qu'écrire, c'est souvent rester au contre-temps. Se lotir dans les creux de l'existence, être là mais ne pas en être. Blottie sur un rebord de fenêtre, c'est regarder. <br>
J'écris moins, donc : non que j'ai moins à dire, mais je ne peux pas vivre la vie et la dire aussi. Éternelle spectatrice, j'ai voyagé sans jamais rencontrer d'ami. Je me sais sociable et - j'espère - aimable, mais je protégeais sans y croire une écrivaine en moi. La voilà sans regard, et avant que des mots ce sont des yeux qu'il me faut.</p>
<p dir="ltr">Passionnée de cinéma, passionnée d'écriture, il m'a toujours fallu être celle du dehors qui regardait en dedans. Passionnée par la danse, c'est tout le contraire. Les yeux pour les pieds, les doigts pour les hanches, je compte mes deuils en même temps que mes gains. Pour un rire qui me vient à la gorge il en est 100 dont je ne peux parler. Mais pour 100 rires que j'ai décrit en 30 années, il en est un - au moins - que je n'ai pu produire.</p>
<p dir="ltr">Alors c'est à vous que je le demande : que vaut un rire que l'on vit, que valent 100 rires dont on parle ?</p>Belettehttp://www.blogger.com/profile/10334768195771807310noreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-9213609087802639368.post-28160200438596071942019-11-04T19:56:00.001+01:002019-11-04T21:10:38.278+01:004 novembre 2019 - Budapest (Lindy Shock)<p dir="ltr">Le Lindy Shock à Budapest est, comme l'an dernier et comme toujours d'après les souvenirs qu'en ont les aînés de la discipline, le lieu d'une communion qui associe les plaisirs simples et bon enfants d'une danse vivante et vivace, de rencontres internationales incessantes ou de cours passionnants avec une forme inattendue de décadence : le sommeil qui, cinq à sept soirées de suite, se retourne peu à peu sur lui même, renversé façon sling shot. La nuit et le jour qui se croisent en quinconce. Les repas qui ne savent plus ce qu'ils sont. Les courses improbables sur les toits des péniches.</p>
<p dir="ltr">Après cinq jours de cette impertinence aux règles du corps et à celles de la nature, rien de plus indiqué que de quitter la soirée - 8h du matin éclairant le Parlement d'une pluie lourde -, d'avaler avec un café de mauvaises crêpes réchauffées dans le premier restaurant du coin et d'aller se poser aux thermes. J'en connaissais deux, larges et solides comme tout Budapest, mais aujourd'hui c'est à Kiraly que nous nous sommes rendus, et c'est vers Kiraly que mes pas endoloris ne manqueront pas de me ramener, si ce n'est l'an prochain, peut-être le suivant.</p>
<p dir="ltr">J'aime peu les cathédrales et les palais, je me sens rarement à l'aise dans les lieux qui n'ont pas été produits pour les hommes, mais pour leurs dieux ou leur pouvoir. Si c'est une maison, il faut que je veuille y vivre, si c'est un abri, que j'y aie chaud, si c'est un jardin, que j'y sois libre. Les deux premiers thermes, célèbres, beaux et grands, laissaient mon âme timide. C'étaient des cathédrales soviétiques, pleines de convictions mortes. Je ne dissuaderai personne de s'y rendre, il y a de quoi voir. Mais c'est à Kiraly qu'il y a de quoi vivre.</p>
<p dir="ltr">Le bain central, si sombre qu'il s'apparente à une grotte, est surmonté d'un dome curieux, peut-être laid, mais oh combien palpable et humain. Un dome simple, percé d'une trentaines d'ouvertures hexagonales, de petits trous de jours impuissants - autant peut-être que les étoiles - à nous éclairer. Depuis chacune de ces ouvertures l'humidité a produit de larges trainées noires qui s'échappent chacune vers le sol. L'ensemble forme une étrange cérémonie de fantômes noirs aux visages lumineux qui planent au dessus de nous en pleurant des larmes de soufre.</p>
<p dir="ltr">C'est beau, et moins triste que vrai. Aussi vrai d'ailleurs que ce jacuzzi extérieur planté au centre d'un petit jardin qui tient tellement de la cour d'école que dans la brume et la pluie j'entendais presque les enfants courir.</p>
<p dir="ltr">Des hongrois peu commodes nous regardaient d'un oeil vieux, un oeil mauvais qui ne cherche pas à l'être, le regard de celui qui fait partie du lieu sur celui qui le visite. Le regard de celui qui ne veut pas être vu et l'est pourtant, simplement parce que quelques danseurs coriaces préfèrent les hommes et leurs fantômes aux dieux et à leurs saints.</p>Belettehttp://www.blogger.com/profile/10334768195771807310noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-9213609087802639368.post-39301362605747155792019-08-14T12:33:00.001+02:002019-08-14T12:35:43.250+02:0011 août 2019 - Rodès, rando jazz<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">La rando-jazz, dans son principe même, ne ressemble à aucun autre spectacle de jazz. Il y a la carrière de pierre, les groupes qui ont l'air d'être dans la montagne comme s'ils y avaient poussé au printemps, le village qui noircit de fourmis mélomanes, le roc et le clocher qui regardent le village comme deux vieux frères surveillent avec bienveillance les gesticulations du petit dernier... Il y a tout ça à Rodès, au moins le temps d'une soirée.</span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Et puis quand les nombreux groupes ont soufflé leurs dernières notes officielles, que les moins braves sont allés se coucher, il y a encore la jam, où tous les musiciens, rompus d'ailleurs à l'exercice, enchaînent entre eux les classiques du jazz, se donnant chacun la parole. Les vents discutent et se disputent - trompettes, clarinettes et saxophones devisant, bavards, sous la voix grave et nasillarde des trombones. Batterie et contrebasse prennent leur ton d'altitude : de tout leur coffre ils échangent des pensées profondes et sincères. Guitares, banjos, et j'en passe, animent la soirée de leurs discussions légères.</span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Cette année, en pleine jam, vers </span><span style="font-size:1,00em;">3h</span><span style="font-size:1,00em;"> du matin, il est devenu préférable de laisser les habitants de la place du village dormir. C'est un de ceux-là finalement qui nous a invités à continuer de jouer dans son jardin puis, pluie aidant, dans son garage. À ce moment s'est invitée une compagne tardive, musicienne à ses heures, aimable mais déjantée : l'ivresse. Elle avait attendu que l'alcool supplante la nourriture, et d'ailleurs il n'y avait plus rien à manger mais encore beaucoup à boire. Je n'avais pas joué, presque pas bu, et je regardais déjà les musiciens depuis plusieurs heures jouer de la bouteille en même temps que du cornet. Mais l'ivresse, elle, entre toujours en tempête, elle ne prend pas son temps et ne prévient personne.</span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Et quand elle est venue cette nuit, c'était tout en gaité... et, pour moi, en rires. Les échanges d'ivrognes ne manquent d'ordinaire ni de sel ni de piquant, mais mettez dans les mains des convives des instruments dont ils parlent mieux que des mots - qui d'ailleurs, passés quelques verres, deviennent très incertains - et alors vous avez un spectacle exceptionnel, de musique et de comédie, tel que les opéras burlesques n'ont que peu osé en faire.</span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Le saxophoniste n'écoutait</span><span style="font-size:1,00em;"> plus personne. Il s'obstinait à jouer sa sérénade à un coin de mur. La brique, sous le charme sans doute, n'a pas moufté</span><span style="font-size:1,00em;">.</span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Une femme du village, emplie d'alcool jusqu'aux oreilles, assurait que le clarinettiste ressemblait trait pour trait à son fils. Maigre et brun. «D'ailleurs vous êtes tous pareils les clarinettistes, vous mangez pas, vous parlez pas, vous aimez pas la vie». Joueur, notre doppelganger bien à nous lui a répondu avec un grand sourire qui, je crois, m'étais adressé puisqu'il fallait un spectateur pour connaître l'ironie que la femme n'était plus en état d'entendre : «vous m'avez percé à jour en un regard». C'était avant qu'un verre de trop n'ait raison de son bagou.</span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Ladite dame, pas à court d'air dans ses poumons et peu avare de ses décibels, a chanté à tue-tête tout le reste de la soirée, avec un talent incomparable pour l'à-peu-près. Tel classique de Django Reinhardt se prêtait à ânonner «Les copains d'abord» en reprenant le même et unique couplet à l'infini. Le «fluctuat nec mergitur» était d'ailleurs répété chaque fois d'une façon plus approximative que la précédente, le latin marin faisant peu à peu place à un patois montagnard du plus rocailleux aspect. Les musiciens, rendus particulièrement dociles par l'alcool, s'écartaient de leur portée pour aller chercher les vagues marines quand ils le pouvaient, se prêtant à l'exercice avec une facilité qui m'ébahis toujours : ce qui aurait pu n'être qu'un brouhaha banal de viande alcoolisée et bruyante s'ordonnait encore magiquement autour de la musique pour faire sens de ce qui était sens dessus dessous.</span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Nombreux malgré tout ont été ceux qui n'ont pas démêlé le dessus du dessous, le pied gauche et le pied droit, la tête de l'estomac, et qui se sont retrouvés cul par terre dans le sable, l'air penaud mais résigné.</span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Le saxophoniste, visiblement lassé de faire sa cour à un mur somme toute peu sensuel, a abandonné son romantisme devenu poisseux et, sans crier gare, s'est mis à hurler de la chanson paillarde. Le saxophone avait traduit son souffle en élégance des heures durant, il était temps de laisser le charmant rustre derrière s'exprimer dans sa propre langue. Ça parlait vaguement de chattes et de grand-mère, il y avait tous les ingrédients de la chanson paillarde, dans un ordre parfois approximatif. Le contrebassiste et un des guitaristes, imperturbables, continuaient d'envoyer un son jazzy et moelleux tandis qu'on parlait de baiser je-ne-sais-quelle vieille dame qui, à ce que veut la chanson, était clairement peu farouche. Certains musiciens entraient dans le jeu et j'ai réalisé à cet instant que j'étais maintenant la seule représentante de la gent féminine dans cette pièce, et que j'étais peu à peu devenue particulièrement discrète. C'est de là, sous ma cape d'invisibilité, que je pouvais entendre les meilleurs moments. De fait, après avoir enchaîné quelques grilles d'une chanson dont la poésie érotique s'épuisait assez rapidement, le contrebassiste, discret et patient, a juste lancé, sobrement : «Allez, dernière grille.» Sa douceur élégante contrastait tant avec le reste de la scène que plusieurs d'entre nous avons été pris d'un fou rire qui ne s'est arrêté qu'aux larmes.</span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Le clarinettiste et un des guitaristes n'étaient plus tout à fait en état de jouer aux alentours de 6h du matin. Abandonnant leurs instruments, ils ont décidé de se lancer dans un rap improvisé sur le mode de la Battle. Fascinée, sortant de ma confortable invisibilité, je me suis approchée pour regarder les deux hommes s'envoyer leurs flows alcoolisés. Pour moi, c'était être capable d'enchaîner les salto arrière avec trois grammes dans le sang : la prouesse, déjà spectaculaire à mes yeux, était soulignée par leurs regards incertains et leurs pieds titubants. Ça continuait d'envoyer de belles tirades musicales, appuyées toujours sur l'inlassable contrebassiste, sorte d'accoudoir de la pensée musicale.</span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Je ne peux pas tout raconter. Chacun des musiciens, chacun des villageois, a eu son moment cocasse, son instant de grâce, presque, la plupart sur un mode slapstick ou burlesque plus adapté à la vidéo qu'à mes récits.</span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Il en reste qu'à 7h30, enfin allongés sur des matelas inconfortables, dans des tentes ou sur la poussière, tout le monde repassait avant de dormir les grands moments de la soirée, les beaux concerts, les beaux morceaux. Et quelques fous rires.</span></p>
Belettehttp://www.blogger.com/profile/10334768195771807310noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-9213609087802639368.post-59671310847322333532019-07-23T17:46:00.001+02:002019-07-23T17:49:36.847+02:0022 juillet 2019, Rabastens<div dir="ltr" style="text-align: left;" trbidi="on">
<div dir="ltr">
<span style="font-size: 1,00em;">J'avais regardé le concert des Tuba </span><span style="font-size: 1,00em;">Skinny</span><span style="font-size: 1,00em;">, attendus comme les apôtres swing de </span><span style="font-size: 1,00em;"><u>l</u></span><span style="font-size: 1,00em;">a Nouvelle Orléans, comme s'il avait eu lieu dans un aquarium. Enfermée dehors, j'écoutais les chansons à la façon dont un vieillard regarde les fleurs printanières : comme si elles avaient été pour quelqu'un d'autre. On en vient à détester ceux qui aiment et vibrent quand on ne se sent pas capable d'aimer ni de vibrer. J'avais regardé le concert comme à la télévision, quand le pas de danse est un pas de trop.</span></div>
<div dir="ltr">
<span style="font-size: 1,00em;">Ça arrive.</span></div>
<div dir="ltr">
<span style="font-size: 1,00em;">J'ai été conviée, pas le hasard d'amis entremêlés - une gigue bizarre de gens enchevêtrés par les lignes des destins qui sortent des trompettes - à une soirée improbable. Les gens prévenaient, s'extasiaient, chuchotaient et promettaient : « deux piscines ! ». Alors je pensais aux jeux de jeunes ivrognes qui ne connaîtront plus leur jeunesse, je pensais au chaud et au froid, je pensais que c'était bien, sans doute, deux piscines, pour ceux qui brûlaient à l'intérieur de l'aquarium, pas pour ceux dont le cœur était resté dans la glacière.</span></div>
<div dir="ltr">
<span style="font-size: 1,00em;">En sortant de la voiture, S. a dit «Regardez les étoiles» et j'ai regardé les étoiles à travers la vitre de mon regard mélancolique : elles me semblaient bien maigres et bien communes. </span></div>
<div dir="ltr">
<span style="font-size: 1,00em;">Une heure après le ciel était noir : les étoiles étaient descendues. Les piscines, passées le premier plongeon, n'ont plus intéressé personne. Les étoiles par contre résonnaient tout à côté, leur lumière devenue accords, rythme et mélodie. Il m'a fallu quatre trompettes, trois banjos, trois guitares, deux clarinettes, un trombone, un accordéon, une contrebasse et j'en passe, pour briser de leurs notes répétées, de leur joie têtue, la vitre qui m'enfermait comme un poisson de peu de peau, une créature de peu d'amour. Il m'a fallu rien moins que tous ceux-là pour me rendre ma sensibilité du bout des doigts, pour me rendre mon âme de spectatrice. Mon âme que je veux aimante, mon âme qui sait écouter. Pour me sortir de la glacière.</span></div>
</div>
Belettehttp://www.blogger.com/profile/10334768195771807310noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-9213609087802639368.post-33804577427547121772019-05-17T17:39:00.000+02:002019-05-17T17:39:09.333+02:00Ukulélé<div dir="ltr" style="text-align: left;" trbidi="on">
<br />
<div style="margin-bottom: 0cm;">
Je ne cesse de penser à la deuxième
fin de cette thèse.
</div>
<div style="margin-bottom: 0cm;">
<br />
</div>
<div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm;">
Jusqu'à récemment,
chaque fois que je la contemplais, une image me venait, absurde
autant qu'irrépressible. Je me voyais donner un brutal coup de
poing. En boucle, je hurlais en lançant mon bras droit de toutes mes
forces. Mais surtout, je me voyais, à l'autre bout, le recevoir. La
violence, la noirceur, je ne les nie pas. Mais dans cette violence il
y avait du soulagement. Du soulagement dans l'air que je fendais, du
soulagement dans les ongles qui faisaient saigner la paume de ma
main, du soulagement dans mon visage écrasé et dans ma joue brisée.
Je ne voulais pas en parler, parce qu'il y avait du soulagement. Mais
ça ne s'arrêtait pas.</div>
<div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm;">
</div>
<div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm;">
<br /></div>
<div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm;">
Il m'arrivait d'ouvrir
les yeux la nuit et qu'avec l'idée de ma thèse me vienne celle de
donner – et recevoir – ce coup de poing. Je regardais
la scène, clairement, sur l'écran obscur de ma chambre. Si pendant
la journée je chantais quelques notes sans penser à grand chose,
l'image me revenait comme une rengaine tenace. La thèse était dans
la violence, elle était dans la douleur, elle était dans la
tristesse et dans l'énergie et dans la force et le renoncement et la
rage et le sang et la fierté et le plaisir...</div>
<div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm;">
<br />
</div>
<div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm;">
J'ai décidé il y a peu
(ou il y a longtemps, mais de façon trop diffuse, trop timide,
presque honteuse) de me mettre à la musique. Je ne m'étais jamais
sentie si vieille, d'ailleurs, si dépassée. Un ami musicien m'a
conseillé le ukulélé.</div>
<div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm;">
<br />
</div>
<div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm;">
J'ai trouvé ça
ridicule.</div>
<div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm;">
<br />
</div>
<div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm;">
Un jouet pour enfants,
un instrument sans noblesse. Une guitare de poupée. Mais j'ai hoché
la tête. Je lui ai dit que quand j'aurais envoyé ma thèse, je
m'achèterais un ukulélé. Même le nom prête à rire. On dirait
une comptine des îles, c'est pas sérieux, ça casse où ça devrait
glisser et ça bégaye sur la fin. Mais je l'ai dit :
« ukulélé » comme on dit : « abracadabra »,
ça sonne tout aussi bête.
</div>
<div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm;">
<br />
</div>
<div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm;">
Mais depuis, quand je
pense à ma thèse, je me vois avec dans les bras le minuscule
instrument. Les doigts malencontreusement posés sur les cordes. Je
le tiens comme un enfant, mais sans peur de le briser. Bêtement,
curieusement, je n'en fais rien, du bout de bois rond, dans cette
pensée fugace, cette nouvelle rengaine. Mais je sens alors, comme je
sens le clavier sous mes doigts à l'instant, le bois sous mon bras.
Je le sens contre ma poitrine, je sens son arête au dessus de ma
côte. Je n'en joue pas – même en rêve, j'ai cette drôle
d'humilité, j'ai peur de faire affront à la noblesse de la musique.
Je n'en joue pas, mais quand j'ouvre les yeux la nuit, je le sens
contre moi. Quand je chantonne un petit air, son bois me sert de
rengaine. Quand je me projette à l'orée de l'après-thèse, je
pense à ça. L'après-thèse est dans la chaleur de ma peau et la
fraîcheur de son bois, dans la pression fine des cordes à
l'intérieur de mes doigts, dans la légèreté de l'objet et la
tendresse qu'il anime.</div>
<div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm;">
<br />
</div>
<div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0cm;">
Je ne subis plus le
passé, je rêve le futur. C'est cassé au début, mais ça rit sur
la fin : ukulélé.</div>
<style type="text/css">P { margin-bottom: 0.21cm; }</style></div>
Belettehttp://www.blogger.com/profile/10334768195771807310noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-9213609087802639368.post-2296488167168904372019-04-10T00:48:00.001+02:002019-04-10T00:48:17.845+02:004 au 7 avril : Montpellier - Savoy Cup<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Un, deux, trois-et-quatre, cinq, six, sept-et-huit.</span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">C'est la langue des danseurs de Lindy. Ça se parle avec les pieds, les mains aussi quand on sait. Ça prend des tournures, il y a des niveaux de langue, mais c'est la même, au fond, partout. Ça prend des accents de trompette ou de clarinette, des voix du Sud ou du Nord, de l'Est ou de l'Ouest, des timbres de quartiers, mais on se comprend. À la </span><span style="font-size:1,00em;">Savoy</span><span style="font-size:1,00em;"> </span><span style="font-size:1,00em;">Cup</span><span style="font-size:1,00em;">, à Montpellier, ça parle vingt langues dans les couloirs mais dès qu'on s'exprime avec les pieds, tout le monde sait.</span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Tout le monde sait. Parfois ça fait un, deux, trois-et-quatre, cinq-et-six. </span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Ça se passe dans un de ces Casinos de plage qui rêvent d'une grandeur </span><span style="font-size:1,00em;">scorcesienne</span><span style="font-size:1,00em;"> et se contentent de quelques couples de vieillards, lesquels font couler les chairs molles de leurs bras sur une roulette lustrée qui n'a jamais connu le luxe de l'élégance. Ça se contente de jeunes excités résolument décidés à perdre leur argent comme des riches - c'est toujours mieux que de le gagner comme des pauvres. Ça se contente de quelques costards célibataires qui se rêvent d'un temps où les petites blondes tournaient entre les tables à la recherche de la plus jolie montre : «Je couche qu'avec les Rolex, moi, monsieur.» Et à côté de tout cet ennui des villes de plage quand le soleil n'est pas là, il y a le soleil d'à côté, celui que les </span><span style="font-size:1,00em;">swingueurs</span><span style="font-size:1,00em;"> dessinent avec leurs Apple Jacks. </span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">La grande salle est occupée par des centaines de danseurs, et parmi eux des bijoux. Toute jeune je dévorais les Fred Astaire comme pour me coudre une deuxième vie sur la couenne, une où j'aurais la crinière de </span><span style="font-size:1,00em;">Ginger</span><span style="font-size:1,00em;"> Rogers et les jambes de Cid </span><span style="font-size:1,00em;">Charisse</span><span style="font-size:1,00em;">. Je regardais et je me disais que ça n'existait pas, ça. C'était du cinéma. C'était la chance sur un million : il y a un gars qui savait faire, et on l'a mis sur pellicule. Allez, il y en avait peut-être trois ou quatre, et puis basta. Je ne les verrais jamais. En secret je voulais épouser Donald O'Connor ; d'ailleurs j'avais regardé, sa femme s'appelle Patricia. Je m'en rappelle, parce que j'étais sûre qu'il n'y avait que quatre personnes au monde qui pouvaient faire ça et que jamais je n'en verrais, mais je savais le rêver.</span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Et puis ce </span><span style="font-size:1,00em;">week</span><span style="font-size:1,00em;">-</span><span style="font-size:1,00em;">end</span><span style="font-size:1,00em;"> je les ai vus. Pas Astaire, ou Kelly, ou O'Connor, ou Rogers, ou Reynolds ou </span><span style="font-size:1,00em;">Charisse</span><span style="font-size:1,00em;">. Mais d'autres. Des danseurs. Des magiciens du corps et de la musique. J'en avais déjà rencontré quelques uns ici ou là, certains ont été mes professeurs, mais ils étaient tous là avec l'envie dévorante de montrer ce qu'ils savaient faire. Ils étaient là et plus nombreux que tout ce que j'espérais et la joie était la même que celle qui me prenait en regardant en boucle le fameux «</span><span style="font-size:1,00em;">Make</span><span style="font-size:1,00em;"> '</span><span style="font-size:1,00em;">em</span><span style="font-size:1,00em;"> </span><span style="font-size:1,00em;">laugh</span><span style="font-size:1,00em;">» ; la passion était la même et parfois, au détour d'une danse ou d'une compétition, </span><span style="font-size:1,00em;">j'explosais</span><span style="font-size:1,00em;"> à l'intérieur du bonheur simple de les regarder.</span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Alors autour de moi la même explosion, la même joie, sortait en hurlant des bouches des centaines de danseurs, sortait par leurs mains, par leurs yeux. Une excitation solaire, le moment où la danse passe au travers de soi, au travers de tous. J'ai compris qu'on avait la même langue, parce qu'on avait le même bonheur.</span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Un, deux.</span><br>
<span style="font-size:1,00em;">Hellzapoppin</span><span style="font-size:1,00em;">'. Une scène de film incontournable pour tous les </span><span style="font-size:1,00em;">swingueurs</span><span style="font-size:1,00em;"> du monde. C'est une comptine qu'on se répète : des couples qui dansent comme s'ils pouvait secouer la misère tel un chien ses puces et ressortir avec la peau toute neuve de la joie pure. En cérémonie d'ouverture, quelques danseurs blancs - avons-nous dévoré tous les noirs ? - reproduisaient la fameuse chorégraphie. Moins terrien, moins vibrant, mais stupéfiant. </span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Trois-et-quatre</span><br>
<span style="font-size:1,00em;">Une compétition oppose deux couples. </span><span style="font-size:1,00em;">Pêle</span><span style="font-size:1,00em;">-mêle une française, une italienne, deux suédois, vous secouez le tout - de toute façon tout le monde comprend. Ils se rencontrent. Au sommet. On les connait tous, ils se connaissent. On se promet du grand spectacle et on s'installe tout autour, assis ou debout, par terre, on attend. Et c'est magnifique, mais pas seulement. Parce qu'alors qu'on pense être arrivé au bout, au point d'orgue, au moment où on s'apprête à prendre notre satisfaction sous le bras pour aller déjeuner avec, ça monte. Peut-être pas en énergie. Sans doute pas en vitesse. Ça monte en plaisir. En jeu. Ils parlent, se répondent, se narguent et en rient. Ils emmènent avec eux quelques centaines de personnes jusqu'à ce qu'à la note finale on n'ait plus encore une fois qu'à laisser échapper tous en cœur le même émerveillement. Une communion. On parle la même langue, parce qu'on crie les mêmes cris.</span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Cinq-et-six</span><br>
<span style="font-size:1,00em;">Je parlais parfois d'une danseuse </span><span style="font-size:1,00em;">londonnienne</span><span style="font-size:1,00em;"> qui, sans presque rien faire, m'avait touchée profondément à Budapest. Une femme dont on ne saurait pas dire si elle danse comme elle vit ou si elle vit comme elle danse, mais chez qui tout évoque la sincérité absolue. Une sincérité tendre, et une tendresse sincère. Je me contentais sans mal d'être son unique fan de l'ombre, j'ai eu de l'entraînement lors de mon mariage imaginaire avec Donald O'Connor. J'en parlais parfois, cependant, parce que je n'arrivais pas à mettre un mot sur mon propre attachement à une danseuse avec laquelle je n'avais pas dû échanger plus de trois mots, vraisemblablement autour de la façon de faire un simple </span><span style="font-size:1,00em;">tuck</span><span style="font-size:1,00em;">-</span><span style="font-size:1,00em;">turn</span><span style="font-size:1,00em;"> digne de ce nom. Son spectacle de Cabaret était parfaitement à l'image de la poésie sans courbettes ni </span><span style="font-size:1,00em;">frous</span><span style="font-size:1,00em;">-</span><span style="font-size:1,00em;">frous</span><span style="font-size:1,00em;"> que je trouvais déjà à sa personne. Mais lorsqu'au dernier soir il lui fut décerné un prix pour ce spectacle, j'étais plus heureuse de la voir traverser la salle pour prendre son prix que je ne l'aurais été pour moi-même. Et sans que je sache comment, les danseurs tout autour qui applaudissaient, comme moi ne voulaient pas s'arrêter. Comme moi voulaient se lever en son honneur, à croire qu'elle avait représenté avec le plus petit spectacle les plus profonds de nos émois. Comme moi voulaient scander son nom, célébrer une personne qui n'en voulait pas tant, et qui pleurait devant nous. On parle la même langue parce qu'on aime du même amour.</span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Alors :</span><br>
<span style="font-size:1,00em;">Un, deux, trois-et-quatre, cinq, six, sept-et-huit.</span><br>
<span style="font-size:1,00em;">Maintenant, dansons ensemble notre </span><span style="font-size:1,00em;">esperanto</span><span style="font-size:1,00em;">.</span></p>
Belettehttp://www.blogger.com/profile/10334768195771807310noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-9213609087802639368.post-37506341815686351242018-11-01T16:13:00.001+01:002018-11-01T16:13:50.196+01:001er novembre 2018 - Budapest vol. 1<p dir="ltr">L'histoire, il me semble, c'est celle d'un crapaud qui veut paraître plus fort qu'un bœuf. Peu regardant sur la substance, il se gonfle d'air jusqu'à - je crois - éclater. C'est le propre de la vanité : se gonfler de vide pour en imposer : exposer, exploser. </p>
<p dir="ltr">C'est toute l'architecture de Budapest.</p>
<p dir="ltr">Les bâtiments sont de vastes baudruches de pierre qu'on s'attend à voir pendre, vides et molles, au lendemain de la fête. C'est chargé mais décharné, magistral sans majesté. C'est une ville dans laquelle on ne peut se blottir, hormis peut-être lorsque le bas brouillard vient en limer les arêtes, noyer les colonnes et cacher les excès. C'est un molosse pourtant tenu en laisse ferme par ses habitants, sages et nonchalants, qui en longent les façades d'un pas franc, ou dans de petits tramways jolis et robustes, et mettent ce Goliath à genoux <u>par</u> leur propre valeur, leur humanité sans fard et sans détour. Rares sont les villes qui se font si peu le reflet de la vie qu'elles abritent. </p>
<p dir="ltr">C'est à croire qu'à discuter chaque jour avec ces magnifiques et gigantesques bâtiments de tous âges, les âmes hongroises se sont tassées : à l'intérieur d'eux-mêmes, les gens d'ici sont plus larges que longs.</p>
<p dir="ltr">C'est étrange alors de venir ici danser, dans la ville de toutes les rigidités. Les trois péniches alignées porte à porte comme des perles sur un fil offrent un très large espace dans lequel plusieurs groupes et plusieurs DJs se succèdent pour faire swinguer, bouger, glisser les danseurs du monde entier. Je regarde les danseurs, de loin, de près, je regarde leur majesté et leur grandeur et je ne vois pas la vanité. Ils me paraissent grand dans leurs gestes, dans leurs sourires, dans leurs amitiés, dans la musique qui traverse leurs corps et les anime de l'intérieur comme la plus splendide des poupées. Je regarde autour de moi et tout est grand, véritablement grand de cette grandeur sans taille qui vient de la valeur profonde des choses. Un mouvement de hanche, des mains qui jazzent, des pieds qui twistent et le plus petit pas devient un feu d'artifice. Tout est tellement grand, et je suis toute petite.</p>
<p dir="ltr">Je suis minuscule et j'évite les pas des uns et des autres, je me fais des bleus, le visage sous leurs semelles, je tremble sans rythme et je file d'une perle à l'autre en cherchant une salle à ma taille, un lieu à ma pointure. Je ne sais que faire de ma fierté qui se traîne maladroitement derrière moi, ennuyeuse et inutile. Vide et vaine.</p>
<p dir="ltr">Quatre danses.</p>
<p dir="ltr">L'histoire ne dit pas que, pour vaniteux qu'il soit, le crapaud essaie. Qu'il s'efforce. Qu'il risque. Qu'il ne dépasse pas l'ongle du ruminant et que même là, battu par essence, il s'acharne encore. Qu'il en crève.</p>
<p dir="ltr">Littéralement. Ridiculement.</p>
<p dir="ltr">Pop.</p>
Belettehttp://www.blogger.com/profile/10334768195771807310noreply@blogger.com2tag:blogger.com,1999:blog-9213609087802639368.post-33165095693048011882018-09-27T17:08:00.001+02:002018-10-05T14:45:19.096+02:0027 septembre 2018 - Rome vol. 2<p dir="ltr">Je vis, à l'instant, mon moment «Pretty Woman», tandis que le serveur, un italien aux yeux noirs et à la courte moustache, regarde avec inquiétude les quatre couverts disposés devant moi. Il ne sait lesquels débarrasser : je les ai malencontreusement utilisés tous les quatre dès l'entrée. Il en prend un, un autre, regarde le troisième - il est sale aussi - et, avec un <u>soupir</u> ironique empoigne brusquement les quatre ustensiles : «Je préfère être sûr que vous ayiez des couverts parfaitement propres pour la suite.» Je ne proteste pas : le serveur, toujours, est celui que je sers. Il me sert à l'envers, ou alors c'est l'inverse. Je veux qu'il soit content, satisfait, fier même ; et je me plie en quatre pour être la meilleure cliente possible à son service. Réfléchir vite, choisir consciencieusement le moment idoine pour commander, questionner ou payer. Être assise où il faut, comme il faut. Sourire quand je peux, mais pas trop. C'est un travail sérieux que de servir les serveurs. J'ai quelque expérience en la matière, mais aujourd'hui j'ai sali les couverts. Lui s'est trompé de plat, mais je ne l'ai pas fait remarquer. D'abord parce que dans ce jeu de téléphone arabe (une française qui commande un plat à un italien en anglais) l'information a pu être déformée à bien des moments ; son inattention n'est peut-être pas en cause et je le servirais bien mal si je lui reprochais injustement quoi que ce soit. Alors bon, mes raviolis ricotta-épinards se sont magiquement transformées en spaghetti au poivre, mon estomac peut vivre avec ça. Au passage, cela m'excuse à mes propres yeux de ma maladresse de couverts. Le serveur, lui, m'a toute excusée d'un sourire chaleureux sous sa moustache décidément très italienne.</p>
<p dir="ltr">À votre service.</p>
<p dir="ltr">Sa posture calculée me ramène à mon début de matinée. Après le café j'étais introduite à la grande dame qui fait trembler les cinq étages du petit palais italien que j'habite. Le lieu en dit beaucoup sur elle : tout autour d'un large escalier de marbre, sobre mais solennel, s'ouvrant au haut sur une grande verrière colorée à la façon de vitraux sans grand intérêt, sont disposés les bureaux, studios d'enregistrement et salles de réunion de cette entreprise qui concilie une chaîne de télévision de petite envergure et l'une des plus grandes universités de cours à distance au monde. Au cinquième et dernier étage,  je suis logée dans un petit appartement en duplex à l'allure monacale ; une juste image puisque ma fenêtre s'ouvre sur le joli clocher de l'église attenante. La nuit je suis seule dans ce grand bâtiment que ses employés appellent le «Palazzo». Le jour, des dizaines, peut-être une centaine de personnes s'activent sagement, les uns derrière leurs caméras, les autres derrière leurs ordinateurs, afin de faire tourner cette immense machine pour laquelle ils ont tous un respect palpable. Je ne pourrais dire si l'ambiance au sein de cette entreprise est à l'image du milieu du travail italien dans son ensemble, mais tous ici ont l'air impliqués, appliqués et pourtant... «tranquillo», comme ils diraient.</p>
<p dir="ltr">Tranquillo, sauf quand il faut aller LA voir. Celle qui a monté cette université de toute pièce leur impose un respect ducal. Quand elle entre dans une pièce, il n'y a plus d'employés.</p>
<p dir="ltr">Seulement des serviteurs.</p>
<p dir="ltr">Elle n'est pas arrogante ou humiliante - je ne crois pas qu'elle ait besoin de l'être -, mais en la voyant entrer dans une pièce vous ne douteriez pas du respect que vous lui devez.<br>
On me fait pénétrer dans son bureau. Il est de taille raisonnable mais un mur est recouvert d'une large bibliothèque sombre qui s'élève jusqu'au haut plafond. À ma droite, un cabinet de la Renaissance italienne, aux tiroirs recouverts de petites représentations religieuses vernies et de dorures précieuses, joue de l'anachronisme pour renvoyer encore le visiteur à la noblesse d'un autre temps. La hiérarchie est assénée : nous sommes tous ici de simples paysans.</p>
<p dir="ltr">Nicolà trébuche en entrant dans la pièce. Il est l'italien assuré, intelligent, bavard et beau (marié m'a-t-on dit à une mannequin pour la marque Gucci) dont l'aplomb répond à sa popularité ici : il n'est pas homme à trébucher. D'ailleurs son faux-pas serait peut-être passé inaperçu s'il n'avait dû tendre la main vers le joli cabinet aux petits tiroirs décorés, lequel s'est alors mis à tanguer doucement sur le parquet irrégulier, vil délateur qu'il est.</p>
<p dir="ltr">Nicolà m'a alors présentée en une phrase alambiquée qui mariait quelques trois langues : le français, l'anglais et l'italien. L'anglais aurait suffi mais, si elle le comprenait sans mal, elle ne daignait s'exprimer dans une autre langue que la sienne.</p>
<p dir="ltr">La langue qui la servait.</p>
<p dir="ltr">Se penchant sur son gigantesque bureau de verre, elle m'a serré la main en me regardant droit dans les yeux. Nicolà m'avait devancée, mais pas moins de quatre personnes étaient entrées dans le bureau à ma suite. Ils n'ont rien dit, mais observaient. Je pensais à des gardes. <br>
Elle avait l'âge de sa position - peut-être soixante ans. De lourds bijoux dorés - mais certes pas vulgaires - entouraient ses poignets et ses doigts, tandis qu'un épais collier de pierre verte lui retombait sur la poitrine. Le tout égayait un élégant tailleur blanc cassé. Je pensai instantanément que s'il m'avait fallu décrire une femme de son importance dans un récit ou un autre, je ne l'aurais pas vêtue autrement : un coffret d'ivoire serti de pierres sombres et de dorures. Sur cette grande bourgeoise à la beauté toute italienne, j'aurais attendu le casque blond si apprécié de son âge et de sa classe. Mais sa chevelure épaisse retombait sur son épaule en larges boucles auburn. Une erreur de caractérisation : ils n'étaient ni sévères, ni particulièrement coiffés. De toute évidence, ils représentaient le reste d'un ancien pouvoir. Elle avait dû plus jeune connaître cet art qui consiste à mettre les hommes à genoux par le seul enchantement d'une superbe chevelure.</p>
<p dir="ltr">Et les mettre à son service.</p>
<p dir="ltr">Elle me serra encore la main quelques instants en écoutant silencieusement les grossiers éloges de Nicolà à mon égard. Elle se rassit, prit un stylo et, retournant du regard à d'obscurs documents elle dit, apparemment pour personne : «Elle est jolie, ça servira beaucoup.»</p>
<p dir="ltr">Cinq hommes me regardaient maintenant en n'osant rien ajouter ou enlever à la sentence. J'aurais pu me sentir humiliée par ce drôle de comportement de propriétaire d'esclave, mais j'étais devant elle me semblait-il avec l'assurance du philosophe, qui sert toujours mais ne se prosterne pas. Ainsi couverte de ma propre arrogance, je hochai de la tête à ce qui n'était pas un compliment et tournai les talons.</p>
<p dir="ltr">Je remontai lentement les étages du palazzio jusqu'à ma petite chambre. Et je repensai à elle. À tout ce qu'une minute en sa compagnie m'avait laissé d'elle. Elle a enregistré mon image sur ses caméras, cette image qui lui appartient, qui lui obéit. J'ai enregistré la sienne dans ma mémoire et je ne manquerai pas de l'utiliser.</p>
<p dir="ltr">Elle est jolie : ça servira beaucoup.</p>
Belettehttp://www.blogger.com/profile/10334768195771807310noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-9213609087802639368.post-44819263018206761182018-09-25T00:51:00.001+02:002018-09-25T00:56:54.056+02:0024 septembre 2018 - Rome<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Les villes ne sont jamais ce qu'on attend d'elles. </span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Je connais les gens qui voyagent souvent, et souvent seuls : ce sont des morveux sur la brèche de la précarité, d'extraction petite bourgeoise ou d'une intelligentzia en déroute, qui ont sacrifié le pragmatisme libéral (tu trimeras mon fils) sur l'autel de l'enrichissement culturel : ils sont allés à l'université et beaucoup ne l'ont jamais quittée ou alors difficilement ; il ne sont jamais pauvres et ne le seront sans doute jamais ; ils ne seront sans doute jamais à l'aise pour autant, il leur faudra toujours prendre l'air dans la gorge et jamais dans la poitrine mais ils se laissent s'en inquiéter dans le futur. Dans vingt ans, peut-être, on verra bien. En attendant ils se dandinent sur cette brèche et sautent d'une ville à l'autre pour avoir des histoires à se raconter quand le monde est trop seul et n'a pas assez d'une seule lune. Ce n'est pas moi que je décris, c'est la bande des singes hurlants qui rient et pleurent autour de moi en gesticulant les mêmes pantomimes ; on se connaît parce qu'on est semblables, frères d'une autre mère et d'un autre père.</span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Alors bon, on en connaît quelques unes, des villes, et on se crée avec elles un patchwork économico-historico-sociologico-culturo-crâneur qui devrait nous permettre de deviner une ville quand on a vu ses sœurs. Mais je me trompe toujours.</span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Les premiers pas seule dans une ville - qu'il y en a eu ! - c'est à chaque fois un moment d'une intensité redoutable. Mes pleurs à Harlem, avec ma valise gigantesque qui aurait pu me contenir deux fois tandis que je n'arrivais plus à me contenir moi-même, pas même en un seul exemplaire, perdue dans la jungle urbaine d'un quartier à l'âme sombre, franche et joueuse. Ma peur à Chennai, en Inde, qui m'enveloppait comme du papier ciré - froid et glissant - et crissait contre ma moustiquaire...</span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Les premiers pas dans une ville disent tout de sa démarche. Après, on ne peut plus que l'imiter pendant le reste du séjour. </span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Je suis entrée dans Rome comme si je l'avais toujours connue. Elle dit «ciao», je réponds «tchao» et on sourit. Où que l'on se tourne, des pierres d'un autre âge dessinent les plus belles maisons et les plus beaux palais et les plus belles églises. Tout est beau, partout, à toute heure. Comme les jeunes gens trop populaires, ça me rendrait méfiante et cynique, habituellement. Mais pas à Rome. Elle dit «ciao», je hausse les épaules et elle sourit. Toutes ces pierres pourtant sont mortes. Elles ont cessé de souffler. Le marbre, partout, est mort plus que tout autre. Le dôme du Panthéon est mort le ventre en l'air. Le granit des fontaines est un tas de sable dont chaque grain est mort dans son sommeil, au tournant d'un siècle ou d'un autre. Rome dit «ciao», la pierre ne répond rien et la ville sourit.</span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Même le long des plus larges boulevards, pour lesquels je nourris habituellement une aversion amère (celui qui a pensé le boulevard était sans doute frère de celui qui a pensé la cathédrale : qu'il faut mépriser l'homme pour le vouloir si frêle !)... même là, à chaque dizaine de pas je pensais : «je pourrais vivre ici» et parfois je me demandais si je n'y avais pas déjà vécu, dans une autre vie. </span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Peut-être que malgré l'ombre imposante de son histoire, ce qui me permet d'adopter Rome et de la faire mienne, c'est que je peux marcher cette ville. Elle m'y invite. Elle me montre son jupon de granit et me dit «fais en le tour et dis moi ce que tu en penses» et elle dit «ciao» et je dis «bella». Embrasser quelqu'un c'est l'entourer de ses bras. Embrasser une ville, c'est l'entourer de ses pas. C'est en embrassant Rome que je l'ai aimée, comme on aime le garçon après le baiser plutôt qu'avant. J'ai embrassé Rome de mes pieds et pour finir j'ai ponctué ma tendresse d'un ou deux pas de danse dans une école de swing. En partant de là, rassasiée d'une danse qui m'affame chaque jour un peu plus, les élèves m'ont lancé «ciao» et j'ai dit «ciao». Ils ont souri.</span><br>
</p>
Belettehttp://www.blogger.com/profile/10334768195771807310noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-9213609087802639368.post-74498204610635264882018-08-05T22:04:00.001+02:002018-08-05T22:04:50.647+02:005 août 2018 - Rando-jazz à Rodes<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Une courte balade vous y mène, vous y êtes avant d'avoir osé même vous demander quand serait l'arrivée. Dans la grande carrière de pierre, élevée comme un amphithéâtre de nature à peine esquintée, les musiciens attendent que le soleil brûlant se cache derrière la pierre et abandonne les épaules lourdes des spectateurs. Des notes disparates s'échappent comme pour raconter le spectacle à venir. On s'installe sur l'herbe sèche, attaqués encore ça et là par quelques sauterelles et quelques criquets et quelques grillons, qui proposent en attendant leur propre chanson. Ça va commencer...</span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">La pierre rencontre le jazz : c'est l'interaction de deux pôles, de deux magnétismes, de sorte que le monde commence doucement à tourner. La pierre immuable, avec ses grands blocs chauds imperturbables, veille sagement devant elle sur un grand feu musical sans cesse nourri, sans cesse applaudi. On y jette la clarinette pour faire des étincelles, et au-dessus d'elle les instruments un à un, jusqu'à la contrebasse qui s'assure longtemps de son grand bois sec que le feu ne s'éteigne pas et grandisse, et lèche la pierre, où il laisse une marque invisible mais ineffaçable.</span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Plusieurs groupes se succèdent avec la bonhommie et la légèreté qui n'est presque donnée qu'aux joueurs de jazz.</span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Les cuivres viennent alors se jeter contre le rocher, matière dure contre matière dure, et retombent sur le public en pluie de cobalt. L'oreille attentive les voit tomber sur l'audience et les recouvrir de petits éclats brillants.</span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Les voix, enfin, se lancent sans vergogne contre le paysage alangui, véritable David contre un Goliath de terre et de granit et, en quelques petites heures, soulèvent le géant comme s'il n'était qu'une légère montgolfière. La carrière ne se penche plus au dessus de nous comme une lourde cathédrale imposante mais comme un drôle de ballon. Qu'il nous prenne à tous de souffler, qui dans sa trompette, qui entre ses lèvres, et la montagne s'envolera pour ne laisser que nous à côté de la fraîche rivière, entourés de musique et d'amis.</span></p>
Belettehttp://www.blogger.com/profile/10334768195771807310noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-9213609087802639368.post-75304488987123998952018-03-22T08:55:00.001+01:002018-03-22T08:55:40.190+01:00Insomnie<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">La colère c'est le fer, c'est la fonte. C'est une large et lourde brique de métal rugueux qui nous descend depuis le haut du torse jusqu'au bas du ventre. Tout est brûlant, tout sue et crache. Les doigts s'abîment sur toutes les surfaces ; même l'air est dur.  Dedans, dedans, une énergie si pure qu'on croit se reconnaître dans les âmes des enfers et tout autant dans les dragons qui les démembrent. Dieu, Diable et tout le reste. Une fureur si grande qu'elle contient tout ce que l'humanité mégalomane a inventé de plus terrible. Une fureur si grande qu'elle a avalé plus que cela.</span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">La peur, c'est la pierre, le caillou. C'est un cœur sec et aberrant, petit, ramassé, tranchant du souvenir des premières entailles et des derniers glissements. Un outil préhistorique de chasse et de bagarre. Le cœur devient sa propre arme, sa propre défense. Il résonne, il cogne, puis il s'éteint. Je lui dis «bats encore, ne t'arrête pas» et il reprend sans élan. Il ne me faut pas l'oublier : si je m'endors il roulera, calcifié, contre la roche de mon squelette, et on le retrouvera demain comme une dent de trop dans mon crâne ahuri.</span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Ce soir mon cœur d'alchimiste est devenu fer, cette nuit il est devenu pierre. Mon esprit s'est cogné à toute cette matière dure et n'est pas tout à fait revenu : dans l'obscurité qui m'entoure des ombres plus noires qu'elle et plus tristes que tout tournent comme des vautours et attendent que meure le peu de sens qu'il me reste. C'est grave, et je ne sais pas comment le dire, je ne saurais même pas le pleurer correctement.</span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Au matin la lumière peut-être changera en or le plomb qui m'empèse. Demain peut-être la raison que j'ai chassée à coup de burin et de cailloux reviendra, et je la caresserai de la main comme un chien fidèle. Pourvu que la raison ne se soit pas perdue, ne se soit pas lassée de gratter à la porte. Que je ne l'aie pas abîmée au coin d'un mauvais choix. Pas maltraitée à la faveur d'un triste sentiment.</span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Pourvu que la raison. </span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Pourvu que la raison. </span></p>
<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Pourvu.</span></p>
Belettehttp://www.blogger.com/profile/10334768195771807310noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-9213609087802639368.post-6375459427224809952018-01-14T19:57:00.001+01:002018-01-15T12:44:39.477+01:00INDE, Kochi - 14 janvier 2018<p dir="ltr">C'est ma dernière soirée en Inde et, aujourd'hui, pour la première fois, j'ai eu la sensation de comprendre quelque chose. Jusque là je regardais les images et j'écoutais les sons, je vivais des expériences au hasard et sautais de ville en ville, mais l'Inde qu'on me prédisait lourde d'Histoire semblait n'en avoir aucune, cette Inde si peuplée semblait l'être d'ombres flottantes.</p>
<p dir="ltr">Peut-être, si j'avais parlé une ou deux de ses quinze langues, si j'avais pratiqué une ou deux de ses religions, aurais-je pu la découvrir plus tôt, discuter avec elle et la découvrir ainsi. Mais je n'ai pas pu l'approcher, et il a fallu que je la découvre dans le noir comme le corps des amantes d'un soir.</p>
<p dir="ltr">Or, aujourd'hui, mes doigts se sont posés sur une forme que j'ai pu comprendre, dont je connais la caresse et le sens. Kochi est une ville qui porte son âme dehors, c'est plus facile pour les touristes dont je suis. Ses grands filets chinois remplis de poisson, sa jolie synagogue aux grands luminaires, son quartier juif, son quartier hollandais, son palais hollandais (construit par les indiens pour les portugais, on n'en est pas à une approximation près)... sont autant de prises sur la ville. Les uns et les autres lui donnent tantôt une histoire, tantôt un peuple.</p>
<p dir="ltr">Pour mêler les deux en fin de journée, nous avons décidé d'assister à un spectacle de kathakali, théâtre ancestral indien. Une heure entière du spectacle était consacrée au maquillage de l'acteur principal, puis une heure encore à une petite histoire, mélange de danse, de théâtre, de langue des signes et de mime. Cet art étrange et incompréhensible, mal expliqué aux touristes, n'en recelait pas moins un trésor d'authenticité qui donnait sur l'Inde une nouvelle prise, peut-être une des plus solides qu'il m'ait été donné d'empoigner au cours de mon séjour.</p>
<p dir="ltr">Après ce spectacle et la très belle danse qui l'accompagnait, nous avons pris un touc-touc (l'équivalent indien du taxi, plus nombreux en Inde que les pigeons à Venise) pour enfin aller boire un verre avant l'heure fatidique - puisque les très rares bars indiens qui servent de l'alcool ferment à 22h, en même temps que toutes les maisons ferment peu à peu leurs volets. Finalement, nous avons invité notre propre conducteur et son ami à se joindre à nous. Le jeune conducteur - dont j'ai malheureusement oublié le nom - n'avait jamais quitté le Kerala, et travaillait comme pêcheur en mer avant de devenir chauffeur de touc-touc il y a cinq ans. Il avait aujourd'hui vingt-cinq ans, et ma compagne de voyage, mi-moqueuse mi-intimidée, l'appelait «Rimbaud», parce qu'il se tenait toujours en retrait, moins réservé que scrutateur. Pendant qu'elle discutait avec son ami Ramadan, bavard et extraverti, nous avons de notre côté échangé quelques réflexions sur le taux d'alphabétisation du Kerala - dont il était très fier, il frôle les 100%, même pour les femmes - le quotidien des jeunes indiens depuis que presque toutes les boîtes de nuit ont fermé, ou encore le rapport relatif des occidentaux et des indiens au cinéma. Pour lui par exemple, la patience des différents peuples devant un film est relative à la longueur des sports qu'ils pratiquent et regardent : puisqu'en Europe nous regardons des matchs de foot - 90 minutes - c'est la longueur d'un film que nous acceptons de regarder. A contrario, les indiens sont de grands amateurs de Cricket, dont les matchs durent 4h... de même que leurs films.</p>
<p dir="ltr">Nous avons insisté pour payer les consommations de la soirée, mais c'est à force d'insister que nous les avons convaincus de ranger leur argent. Rimbaud, toujours difficile à lire, n'en semblait pas satisfait, je n'aurais pas su dire pourquoi sur le moment. Il nous ramena sans encombres à l'hôtel, avant de lancer simplement : ce sera 50 roupies. Les quelques 1200 roupies qu'avaient coûté les bières et notre repas n'ébranlaient aucunement son sens des affaires. Je doutais pourtant qu'il puisse être à ce point vénal. Je n'avais pas de monnaie, il n'en avait pas à me rendre sur mon trop gros billet. Nous voilà donc, empruntant à Ramadan 20 roupies à tendre à celui qui était presque son frère. Je tendis l'argent récolté, qu'il prit avec un sourire dans lequel je reconnus une satisfaction malicieuse : l'argent le comblait évidemment moins que de me voir le lui tendre.</p>
<p dir="ltr">Ce n'est qu'à cet instant que je compris quelque chose qu'il m'a fallu dix jours pour tout à fait appréhender : il y a de la fierté qui s'échange en même temps que les billets. En lui offrant une bière, nous sous-entendions une supériorité occidentale (la même qui en amène certains à nous prendre en photo à notre insu, ou à vouloir nous toucher) que sa sensibilité était tout à fait capable d'appréhender. Il la haïssait, je le sentais sans mal. Ces 50 roupies étaient l'assurance de nous quitter sur un autre mode de relation : nous le payions pour son travail. Sans humiliation, sans gêne aucune, il avait réussi à nous remettre à notre juste place. Sa fierté et sa simplicité m'ont fait forte impression, une impression que j'associe à l'Inde entière : je ne pense pas, bien sûr, que tous les indiens sont fait sur le même moule que ce Rimbaud pêcheur - j'ai rencontré assez de gens pour jauger de ce qu'il a d'extraordinaire - mais parce qu'un individu, puissant et visible, s'est détaché de la masse bruyante qui me rendait aveugle jusqu'ici. C'est au moment de partir que j'ai compris que je ne quittais pas une terre, mais des gens.</p>
Belettehttp://www.blogger.com/profile/10334768195771807310noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-9213609087802639368.post-55569716678495372332018-01-13T20:36:00.001+01:002018-01-13T20:36:11.001+01:00INDE, Kochi - 13 janvier 2018<p dir="ltr">Quand vous rencontrez Yasmeen, à moins d'avoir vendu son âme à quelque démon, vous retournez nécessairement en enfance. Pas uniquement parce qu'elle est rigolote, grosse, gourmande, malicieuse, mais aussi parce que quand un être de quelques tonnes vous regarde avec ses yeux frippés et sages tandis que vous lui caressez la trompe prudemment, vous vous sentez tout à coup petit et naïf. Sans doute les éléphants ont-ils de la mémoire, mais je les soupçonne d'avoir la mémoire de nos propres grands-parents en même temps que la leur.</p>
<p dir="ltr">C'est pourquoi ce matin j'étais une petite fille en chevauchant le mastodonte qui récupérait de droite et de gauche des friandises à se mettre sous la trompe. Je riais de même en m'accrochant à sa grosse patte qui me montait comme un ascenseur à son dos poilu. Je riais plus encore quand elle finit par m'asperger de litres d'eau avec sa trompe en arrière. J'étais vraiment satisfaite, vraiment insouciante. </p>
<p dir="ltr">La grand mère avait son prétendant. Son guide était un très beau vieil homme moustachu qui, muet et clope au bec, la regardait les yeux plissés, du coin de l'oeil, quand elle tardait à avancer, en lui chuchotant parfois au creux de ses grandes feuilles des «Ba ! Ba !» qui, je suppose, lui signifiaient d'avancer. Il n'avait pas l'air commode et ne nous regardait pas. Je ne l'ai vu rire qu'une fois (il n'a jamais souri) : lorsque Yasmeen fit tomber son quatre heures (deux bon kilos de tapioca) et décida de commencer instamment son repas, sans égard au petit scooter qui tentait vainement de la contourner. Il y a plus sacré que les vaches en Inde : il y a les créatures qui peuvent vous écraser d'une seule patte. Voilà qui semble sensé.</p>
<p dir="ltr">Je quittais pépères et mémères aux bains, encore aussi légère que lorsque je mesurais 1m20, et pris place à bord du bus qui devait nous amener à Cochin. Je grandissais à vue d'oeil pour qui avait le bon, à la façon d'une Alice qui aurait bu ceci ou mangé cela, que sais-je. Un petit bout d'insouciance était encore allumé, et cette fragile lanterne guidait mon regard vers ses pareilles. J'aime les petites filles indiennes, maquillées dès bébés, boucles d'oreilles, colliers et bracelets dès qu'elles ont l'âge de marcher. Je les trouve belles, et elles le savent. Elles minaudent plus ou moins, les plus timides se cachant tout de même derrière un fauteuil ou un jupon, sait-on jamais que derrière mon sourire se cachent de grandes dents... </p>
<p dir="ltr">Le contrôleur du bus, parfois agaçant en cela, empêchait systématiquement les hommes de s'asseoir à côté de moi et, au contraire, invitait les petites filles ou leurs grands-mères à s'y placer. Au cours de mes six heures de voyage, j'ai ainsi vu défiler toutes sortes de saris et de breloques et toujours les petites et moi nous lancions des regards complices : elles, parce qu'elles trouvaient désirable et impressionnant d'être une occidentale, et un peu effrayant de porter les cheveux courts et colorés. Moi, parce que je trouvais leur beauté à la fois impressionnante et, moi aussi, inquiétante : elle n'est pas tout à fait celle de leur âge.</p>
<p dir="ltr">Mais au travers de nos timidités respectives, au travers de nos insouciances du moment, je savais au moins une chose que j'ignorais encore ce matin : on a toutes le même âge devant un éléphant.</p>
Belettehttp://www.blogger.com/profile/10334768195771807310noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-9213609087802639368.post-25638678724302929812018-01-12T19:16:00.001+01:002018-01-12T19:16:00.881+01:00INDE, Kumily - 12 janvier 2018<p dir="ltr">Il n'a pas plu. C'est à croire que je payais hier la journée d'aujourd'hui, pour qui croit au karma comme une monnaie d'échange. Chat échaudé craint l'eau froide - ou, en l'occurrence, l'eau tiède des lacs - nous étions hésitantes à l'idée de prendre un canoë sur les <i>backwaters</i> après notre déception d'hier. En route vers la plage de Marari, nous regardions d'un air méfiant les grands bateaux aux toits de paille appelés kettuvalam, quand au milieu de ces mastodontes une petite embarcation de bois vint se détacher par sa frêle composition même. Son propriétaire a dû sentir notre regard s'attarder un instant, et s'est jeté sur nous sans plus attendre pour nous proposer son modeste canoë : c'était Pushparajan, de son nom. Nous avions décidé d'embarquer pour 2h, nous sommes revenues à quai 5h après. </p>
<p dir="ltr">Les backwaters n'ont rien des bayous de Louisiane que j'imaginais malgré moi. Tout au long de ces canaux désordonnés, de petites maisons vivent sur l'eau comme dans une Venise tranquille. Les chats courent après les barques de pêche jusqu'à ce que les pêcheurs leur envoient de menues prises pour ralentir leur course. Les femmes font la lessive, les enfants observent les algues et de petites paillottes donnent contre la mer pour le déjeuner ou le thé. Au milieu de tout ceci, de petits villages entiers sont posés sur des îlots, chaque maison le sien ou presque, que l'on parcourt sur des planches de bois ou des tas de sable. Le tout est désarmant de charme. Nous avons visité les lieux en compagnie de notre guide et conducteur toujours gentil et souriant, nous nous sommes baignées, avons visité, regardé, ramé un peu pour aider la petite barque sans moteur à traverser lorsque la végétation était trop dense. Pas une minute de ce trajet ne nous a semblé trop longue.</p>
<p dir="ltr">Il n'a pas plu, mais nous avons pourtant rencontré plusieurs visages de l'eau. Après cette excursion dans une Inde intime, que l'eau porte à son rythme, voile et révèle tour à tour, nous avons ensuite fait un tour à Marari Beach, longue plage bordée de cocotiers, où les quelques touristes - français pour la plupart - sirotent des jus de fruits entre deux plongeons dans l'eau chaude. Quelle que soit la condescendance de mon ton, c'est exactement ce que nous avons fait de notre courte après midi là-bas. Sans être factice et très loin d'être vulgaire, il y avait tout de même quelque chose de clinquant dans cette eau domestiquée, dressée, qui fait la belle devant quelques paires de lunettes assises sur des transats. Tout comme les éléphants ou les vaches, l'eau est à la fois maître et esclave d'une population dont elle rythme la vie mais qui en fait commerce.</p>
Belettehttp://www.blogger.com/profile/10334768195771807310noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-9213609087802639368.post-33970845791975855532018-01-11T18:21:00.001+01:002018-01-12T02:52:38.384+01:00INDE, Alappuzha - 11 janvier 2018<p dir="ltr">Longtemps j'ai refusé d'être une touriste. En diversifiant les moyens de transport de l'autostop à la marche en passant par le train à vapeur, en allongeant les durées de séjour à plusieurs mois, en choisissant des destinations qui correspondent à mes métiers et où il m'a toujours semblé possible de poser les valises un an ou deux, en me déplaçant toujours seule, en écrivant plutôt que de prendre des photos, je rejettais le cliché de la touriste occidentale, avec la plupart du temps un certain succès.</p>
<p dir="ltr">Voilà qu'aujourd'hui je me trouve en Inde pour dix jours. Je suis, avec une amie et mon appareil photo, dans un pays dont le cinéma me laisse amusée mais pantoise, et dans lequel je ne me sentirais pas de vivre à l'année. Voilà que, par la même occasion, je me retrouve à essayer - selon l'expression consacrée - de <i>renta</i><i>biliser </i>mon temps. Quelle horreur !</p>
<p dir="ltr">Ç'en est suivi cette journée décevante, pas même détestable, rarement agréable. Nous avions décidé, un peu trop vite, de préférer au train qui nous amènerait de Kollam à Allapuzha un bateau qui arpente les <i>backwaters</i> à un tarif raisonnable. Bonne idée en soi, mais notre enthousiasme s'est lentement étiolé au cours des... huit heures de trajet sur un grand lac plat bordé de palmiers.</p>
<p dir="ltr">Il y a bien eu les habitants qui nous saluaient de la berge - des classes d'école entières par moment, des pêcheurs en train d'installer leurs grands filets chinois, des femmes qui faisaient la lessive et tous les enfants trop jeunes pour être encore en classe. <br>
Il y a eu les aigrettes, les hérons et les faucons, ainsi que de toutes petites mouettes agiles qui suivaient le bateau en virevoltant à la même vitesse que l'embarcation : je les regardais filer sans bouger les yeux.</p>
<p dir="ltr">Mais en fin de compte, je voyais les heures passer de même et je voulais les rattrapper où elles tombent nonchalamment de l'autre côté du temps : c'étaient les miennes et, mouettes ou pas, elles m'étaient volées. En les voyant disparaître, je réalisai tout à coup que la fin de mon séjour approche déjà à grands pas. Je ne sais pas comment rattraper les heures perdues, coincées dans une rainure ou le cadran de la porte. Deux excellents repas indiens ont aidé, mais je suis encore inquiète de voir passer demain devant mon nez sans avoir réussi à l'attraper, d'autant qu'il pleuvra, et qu'on a toujours moins de prise sur les jours de pluie.</p>
Belettehttp://www.blogger.com/profile/10334768195771807310noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-9213609087802639368.post-40266133599794709372018-01-10T18:36:00.001+01:002018-01-10T18:36:04.411+01:00INDE, Varkala - 10 janvier 2018<p dir="ltr">L'eau turquoise, le sable fin, de drôles de petits hérons maladroits, pattes jaunes trébuchant sur les vagues, des petites filles en tenues et maquillage indiens, adorées de leurs parents et choyées sans cesse, une poignée grandissante de touristes, torses nus, déambulant tout près de l'eau chaussures à la main et, derrière ce petit monde, de petites falaises à taille humaine qui séparent la mer d'un côté et un semblant de jungle touffue de l'autre, comme on sépare deux petites frappes en bagarre.</p>
<p dir="ltr">C'est tout ce que j'avais besoin de Varkala, et c'est ce que Varkala m'a donné. Les pieds dans l'eau chaude, les yeux dans le vague, seule ou presque à regarder quelques faucons pêcher à deux ou trois mètres à peine, je pensais à ma thèse, un peu, à un roman dans lequel je décris des hérons pas bien différents, à mes scénarios, à tout ce que j'ai fait - sans doute pas grand chose, évidemment pas assez. Je n'ai pas bougé, une heure entière, ainsi plantée dans le sable jusqu'à mi-mollet et sans cesse enterrée par chaque nouvelle vague. Je n'ai pas lu, pas tourné, pas gigoté, pas parlé, pas nagé : j'ai regardé loin devant moi et, parce que la terre est ronde, à regarder si loin devant voilà que je regardais en arrière.</p>
Belettehttp://www.blogger.com/profile/10334768195771807310noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-9213609087802639368.post-45901770678025021982018-01-09T20:18:00.000+01:002018-01-10T03:41:36.006+01:00INDE, Varkala - 9 janvier 2018<p dir="ltr">En trois petits bonds bien calculés, nous avons traversé toute l'Inde d'est en ouest, quittant la région de Tamil Nadu pour celle du Kerala. </p>
<p dir="ltr">Pour ce faire, il nous a fallu prendre le bus de Pondichéry à Chennai, l'avion de Chennai à Thiruvananthapuram (oui, il a fallu que je vérifie l'orthographe avant d'écrire ce dernier mot) et enfin le train de Trivandrum (le diminutif, les colons sont de petits malins) à Varkala. </p>
<p dir="ltr">Ce furent d'abord 5h de bus bondé sur la banquette droite (nous étions trop heureux déjà d'avoir une banquette), tandis que régulièrement le véhicule s'arrêtait pour laisser monter des marchands de fruits, de légumes et de cacahuètes qui vendaient leurs produits à la volée ou au travers des grandes fenêtres ouvertes. Le bus était aussi animé que le reste de l'Inde, et s'y reposer n'était pas mince affaire. Pour commencer, le klaxon sert à tout pour les automobilistes indiens : faute de voyants en état de marche et de code de la route proprement défini, il sert à toute communication entre conducteurs, qui klaxonnent pour indiquer qu'ils ralentissent, qu'ils accélèrent, qu'ils tournent, qu'ils doublent, qu'ils se font doubler, ou simplement qu'ils arrivent. Il faut ajouter à cela que le signal de marche arrière du bus a été judicieusement remplacé par un as du sifflet placé à l'arrière de l'autocar, qui dégaine son arme au moindre frémissement. Le bus est un morceau d'Inde en déplacement.</p>
<p dir="ltr">Le métro, vide et cher, vide parce que cher, aura servi de sas entre ce monde parfaitement indien et celui, calme et sans attache, de l'avion que nous avons emprunté, faisant au passage la connaissance d'un jeune étudiant de musique du nom de Ramesh. Quelques heures plus tôt les indiens que je croisais tentaient de simplement me toucher, me prendre en photo ou échanger quelques mots avec moi. Mais Ramesh, dragueur, charmant, n'avait pas pour nous cette déférence étrange que nous avions rencontrée jusque là. À quelques kilomètres au dessus du sol, l'Orient se mêle à l'Occident et lui ressemble.</p>
<p dir="ltr">Quittant là notre camarade musicien, nous avons ensuite pris le train, préférant aux rames bondées celles, plus aérées, réservées aux femmes. Si cette ségrégation sous prétexte de protection ne me met pas, en soi, particulièrement à l'aise, ce dernier trajet aura révélé une camaraderie, une proximité et une légèreté que je n'avais pas trouvé jusqu'ici dans mes échanges. Certaines des femmes s'allongeaient sur les bancs ou, au-dessus, sur les porte-bagages, pendant que les autres échangeaient avec nous des regards ou quelques mots. Les vieilles dames regardent toujours d'un oeil mauvais mon appareil photo, qu'elles détestent, quand j'ose le sortir. Je rangeai rapidement l'appareil mal-aimé, mais à regret : tous âges se mêlaient sur les banquettes inconfortables et devant les portes grandes ouvertes du vieux train. Quoique toujours à part, toujours regardées et traitées comme des choses fragiles et précieuses, nous avons trouvé là le début d'une communauté : nous sommes peut-être différentes en tout, mais nous sommes des femmes et l'opinion générale, quoique implicite, est qu'il doit bien y avoir dans ces chromosomes <u>XX</u> une langue commune que nous pourrions parler avec les yeux.</p>
<p dir="ltr">Se déplacer, c'est déjà parler ; faire un pas vers l'autre, c'est lui dire un mot, et si je n'ai pas ouvert souvent la bouche aujourd'hui, elle est sèche de tous les pas que j'ai fait.</p>
Belettehttp://www.blogger.com/profile/10334768195771807310noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-9213609087802639368.post-86147779876419286192018-01-09T06:14:00.001+01:002018-01-09T06:14:52.058+01:00INDE, Pondichéry - 8 janvier 2018<p dir="ltr"><span style="font-size:1,00em;">Est-ce mal d'aimer autant ces villes coloniales ? De la Nouvelle Orléans à Pondichéry, qu'importe les kilomètres, il n'y a qu'un pas. L'océan a remplacé le </span><span style="font-size:1,00em;">Mississipi</span><span style="font-size:1,00em;">, et la Ville Blanche, plus calme et aérée que le reste de l'agglomération, propose au visiteur des façades coloniales charmantes, des bric-à-</span><span style="font-size:1,00em;">bracs</span><span style="font-size:1,00em;"> vintage pas loin d'être à la mode, des cafés français serrés et des vues sur la mer. Moins stupéfiante que la Nouvelle Orléans, nous n'y avons rien vu d'exceptionnel : comme beaucoup de villes modestes, tout n'y est beau qu'en relation à tout le reste. Individuellement, les maisons sont aussi délabrées qu'ailleurs, les rues plus défoncées encore, les bouts de béton et les maisons en ruine en font un terrain chaotique, pour ne pas dire une course d'obstacle. Mais un regard plus généreux panse les plaies des maisons des grandes feuilles des palmiers et des fleurs roses en cascades sauvages des bougainvilliers. Il répare les rues des ombres ciselées des balcons. Il décore le béton de vieilles machines à coudre, de vieilles machines à calculer, de vieux fers à repasser et de vieilles voitures, tout cela en état de fonctionner quand ailleurs ils seraient envoyé somnoler au musée. J'ai rencontré Pondichery et, facilement, en ai fait une amie.</span></p>
Belettehttp://www.blogger.com/profile/10334768195771807310noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-9213609087802639368.post-48318304335441073082018-01-07T20:31:00.001+01:002018-01-09T06:14:38.499+01:00INDE, Pondichéry - 7 janvier 2018<p dir="ltr">Levés tôt le matin et après notre petit déjeuner à l'anglaise - je supporte moins les épices au réveil que mes compagnons de voyage - nous avons sagement longé la plage en vue de rejoindre un temple du bord de mer, le bien nommé Sea Shore Temple («Temple du bord de mer», donc), monument de pierre grise ciselé et entouré de calmes vaches de pierre que nous avons découvert plusieurs heures plus tard. </p>
<p dir="ltr">C'est que, sur le chemin, au gré de nos divagations, nous avons emprunté au hasard un petit chemin boisé entre deux rochers. Prêts à rebrousser chemin dans la seconde, continuant notre route à cause des petits crabes («regarde ce qu'il est rigolo !») et des petits singes («regarde ceux-là qui se papouillent» - «s'épouillent» - «se papouillent ET s'épouillent, et m'emmerde pas»), nous avons marché encore quelques mètres avant que les rochers ne s'amenuisent, s'ouvrant sur le spectacle stupéfiant en contrebas d'un bon millier d'indiens se jettant dans les vagues.</p>
<p dir="ltr">Stupéfiant, ce n'est pas dit à la légère : en plein milieu d'une conversation engagée sur la généalogie indienne des roms et des manouches, je me suis arrêtée de parler non pas au milieu de ma phrase, mais au milieu d'un mot. J'ai arrêté de parler, de marcher et, je crois bien, de cligner des yeux, comme si le spectacle devant moi occupait trop de parts de moi-même pour que je puisse continuer à assurer quelque fonction que ce soit.</p>
<p dir="ltr">Tous les indiens étaient en rouge et or, hommes et femmes. Pas un seul touriste à l'horizon n'entâchait le bel ensemble, et les tissus dorés flottaient sur les vagues autour de tous ces gens, les femmes tenant la main de leurs vieilles mères ou leur glissant de l'eau sur le dos. Personne ne nageait, d'ailleurs aucun d'eux ne sait faire, et chaque petite vague provoquait parmi eux un frisson d'excitation, comme le vertige des hautes tours pour les peuples occidentaux.</p>
<p dir="ltr">Nous sommes descendus au cœur de cette agitation, un peu inquiets d'être aussi mal assortis à la foule que l'étaient nos T-shirts blancs au milieu de ces tissus incandescents sur l'eau. Des indiens venaient par dizaines demander des photographies de nous avec leur enfant, leur ami ou leur sœur. Certains payaient un photographe pour être certains de capturer leur rencontre avec nos têtes pâles (qui auront toutes trois virées au rouge avant même le déjeuner).</p>
<p dir="ltr">Nous avons longé pendant plus d'une heure la plage et le long marché que la foule empruntait jusqu'à elle. Si nous avons pu nous rendre au très beau Shore Sea Temple, si nous avons vu les 5 temples en forme de chariots des Five Rathas, ainsi que les montures en pierre qui en accompagnent les dieux (un superbe éléphant, un gros lion, une belle vache), si nous avons monté la colline près de la boule de beurre pour visiter les cinq ou six temples qui y sont entièrement creusés dans la pierre (non pas construits : creusés), si nous avons observé de ces hauteurs l'horizon de la région, la mer, les palmiers, et les villages qui décorent le sol de véritables mandalas, si nous avons fait le trajet jusqu'à la belle ville coloniale française de Pondichery dans laquelle je me prépare à dormir, c'est malgré tout cette foule rouge et jaune se jetant dans l'eau et la craignant, riant et criant, qui restera le monument de ma journée. Comme les embruns viennent à bout des montagnes de granit dans lesquels sont sculptés les temples, quatorze siècles d'histoire et d'art ne peuvent rien contre un <u>bon</u> millier de gens qui ne pensent qu'à l'instant.</p>
Belettehttp://www.blogger.com/profile/10334768195771807310noreply@blogger.com0