mercredi 14 août 2019

11 août 2019 - Rodès, rando jazz

La rando-jazz, dans son principe même, ne ressemble à aucun autre spectacle de jazz. Il y a la carrière de pierre, les groupes qui ont l'air d'être dans la montagne comme s'ils y avaient poussé au printemps, le village qui noircit de fourmis mélomanes, le roc et le clocher qui regardent le village comme deux vieux frères surveillent avec bienveillance les gesticulations du petit dernier... Il y a tout ça à Rodès, au moins le temps d'une soirée.

Et puis quand les nombreux groupes ont soufflé leurs dernières notes officielles, que les moins braves sont allés se coucher, il y a encore la jam, où tous les musiciens, rompus d'ailleurs à l'exercice, enchaînent entre eux les classiques du jazz, se donnant chacun la parole. Les vents discutent et se disputent - trompettes, clarinettes et saxophones devisant, bavards, sous la voix grave et nasillarde des trombones. Batterie et contrebasse prennent leur ton d'altitude : de tout leur coffre ils échangent des pensées profondes et sincères. Guitares, banjos, et j'en passe, animent la soirée de leurs discussions légères.

Cette année, en pleine jam, vers 3h du matin, il est devenu préférable de laisser les habitants de la place du village dormir. C'est un de ceux-là finalement qui nous a invités à continuer de jouer dans son jardin puis, pluie aidant, dans son garage. À ce moment s'est invitée une compagne tardive, musicienne à ses heures, aimable mais déjantée : l'ivresse. Elle avait attendu que l'alcool supplante la nourriture, et d'ailleurs il n'y avait plus rien à manger mais encore beaucoup à boire. Je n'avais pas joué, presque pas bu, et je regardais déjà les musiciens depuis plusieurs heures jouer de la bouteille en même temps que du cornet. Mais l'ivresse, elle, entre toujours en tempête, elle ne prend pas son temps et ne prévient personne.

Et quand elle est venue cette nuit, c'était tout en gaité... et, pour moi, en rires. Les échanges d'ivrognes ne manquent d'ordinaire ni de sel ni de piquant, mais mettez dans les mains des convives des instruments dont ils parlent mieux que des mots - qui d'ailleurs, passés quelques verres, deviennent très incertains - et alors vous avez un spectacle exceptionnel, de musique et de comédie, tel que les opéras burlesques n'ont que peu osé en faire.

Le saxophoniste n'écoutait plus personne. Il s'obstinait à jouer sa sérénade à un coin de mur. La brique, sous le charme sans doute, n'a pas moufté.

Une femme du village, emplie d'alcool jusqu'aux oreilles, assurait que le clarinettiste ressemblait trait pour trait à son fils. Maigre et brun. «D'ailleurs vous êtes tous pareils les clarinettistes, vous mangez pas, vous parlez pas, vous aimez pas la vie». Joueur, notre doppelganger bien à nous lui a répondu avec un grand sourire qui, je crois, m'étais adressé puisqu'il fallait un spectateur pour connaître l'ironie que la femme n'était plus en état d'entendre : «vous m'avez percé à jour en un regard». C'était avant qu'un verre de trop n'ait raison de son bagou.

Ladite dame, pas à court d'air dans ses poumons et peu avare de ses décibels, a chanté à tue-tête tout le reste de la soirée, avec un talent incomparable pour l'à-peu-près. Tel classique de Django Reinhardt se prêtait à ânonner «Les copains d'abord» en reprenant le même et unique couplet à l'infini. Le «fluctuat nec mergitur» était d'ailleurs répété chaque fois d'une façon plus approximative que la précédente, le latin marin faisant peu à peu place à un patois montagnard du plus rocailleux aspect. Les musiciens, rendus particulièrement dociles par l'alcool, s'écartaient de leur portée pour aller chercher les vagues marines quand ils le pouvaient, se prêtant à l'exercice avec une facilité qui m'ébahis toujours : ce qui aurait pu n'être qu'un brouhaha banal de viande alcoolisée et bruyante s'ordonnait encore magiquement autour de la musique pour faire sens de ce qui était sens dessus dessous.

Nombreux malgré tout ont été ceux qui n'ont pas démêlé le dessus du dessous, le pied gauche et le pied droit, la tête de l'estomac, et qui se sont retrouvés cul par terre dans le sable, l'air penaud mais résigné.

Le saxophoniste, visiblement lassé de faire sa cour à un mur somme toute peu sensuel, a abandonné son romantisme devenu poisseux et, sans crier gare, s'est mis à hurler de la chanson paillarde. Le saxophone avait traduit son souffle en élégance des heures durant, il était temps de laisser le charmant rustre derrière s'exprimer dans sa propre langue. Ça parlait vaguement de chattes et de grand-mère, il y avait tous les ingrédients de la chanson paillarde, dans un ordre parfois approximatif. Le contrebassiste et un des guitaristes, imperturbables, continuaient d'envoyer un son jazzy et moelleux tandis qu'on parlait de baiser je-ne-sais-quelle vieille dame qui, à ce que veut la chanson, était clairement peu farouche. Certains musiciens entraient dans le jeu et j'ai réalisé à cet instant que j'étais maintenant la seule représentante de la gent féminine dans cette pièce, et que j'étais peu à peu devenue particulièrement discrète. C'est de là, sous ma cape d'invisibilité, que je pouvais entendre les meilleurs moments. De fait, après avoir enchaîné quelques grilles d'une chanson dont la poésie érotique s'épuisait assez rapidement, le contrebassiste, discret et patient, a juste lancé, sobrement : «Allez, dernière grille.» Sa douceur élégante contrastait tant avec le reste de la scène que plusieurs d'entre nous avons été pris d'un fou rire qui ne s'est arrêté qu'aux larmes.

Le clarinettiste et un des guitaristes n'étaient plus tout à fait en état de jouer aux alentours de 6h du matin. Abandonnant leurs instruments, ils ont décidé de se lancer dans un rap improvisé sur le mode de la Battle. Fascinée, sortant de ma confortable invisibilité, je me suis approchée pour regarder les deux hommes s'envoyer leurs flows alcoolisés. Pour moi, c'était être capable d'enchaîner les salto arrière avec trois grammes dans le sang : la prouesse, déjà spectaculaire à mes yeux, était soulignée par leurs regards incertains et leurs pieds titubants. Ça continuait d'envoyer de belles tirades musicales, appuyées toujours sur l'inlassable contrebassiste, sorte d'accoudoir de la pensée musicale.

Je ne peux pas tout raconter. Chacun des musiciens, chacun des villageois, a eu son moment cocasse, son instant de grâce, presque, la plupart sur un mode slapstick ou burlesque plus adapté à la vidéo qu'à mes récits.

Il en reste qu'à 7h30, enfin allongés sur des matelas inconfortables, dans des tentes ou sur la poussière, tout le monde repassait avant de dormir les grands moments de la soirée, les beaux concerts, les beaux morceaux. Et quelques fous rires.

3 août 2023 : Summer Camp au Mont Dore

Aujourd'hui j'ai vu le vent danser. La littérature ne s'en lasse pas : les feuilles qui dansent sur les arbres, les fichus sur l...