jeudi 27 septembre 2018

27 septembre 2018 - Rome vol. 2

Je vis, à l'instant, mon moment «Pretty Woman», tandis que le serveur, un italien aux yeux noirs et à la courte moustache, regarde avec inquiétude les quatre couverts disposés devant moi. Il ne sait lesquels débarrasser : je les ai malencontreusement utilisés tous les quatre dès l'entrée. Il en prend un, un autre, regarde le troisième - il est sale aussi - et, avec un soupir ironique empoigne brusquement les quatre ustensiles : «Je préfère être sûr que vous ayiez des couverts parfaitement propres pour la suite.» Je ne proteste pas : le serveur, toujours, est celui que je sers. Il me sert à l'envers, ou alors c'est l'inverse. Je veux qu'il soit content, satisfait, fier même ; et je me plie en quatre pour être la meilleure cliente possible à son service. Réfléchir vite, choisir consciencieusement le moment idoine pour commander, questionner ou payer. Être assise où il faut, comme il faut. Sourire quand je peux, mais pas trop. C'est un travail sérieux que de servir les serveurs. J'ai quelque expérience en la matière, mais aujourd'hui j'ai sali les couverts. Lui s'est trompé de plat, mais je ne l'ai pas fait remarquer. D'abord parce que dans ce jeu de téléphone arabe (une française qui commande un plat à un italien en anglais) l'information a pu être déformée à bien des moments ; son inattention n'est peut-être pas en cause et je le servirais bien mal si je lui reprochais injustement quoi que ce soit. Alors bon, mes raviolis ricotta-épinards se sont magiquement transformées en spaghetti au poivre, mon estomac peut vivre avec ça. Au passage, cela m'excuse à mes propres yeux de ma maladresse de couverts. Le serveur, lui, m'a toute excusée d'un sourire chaleureux sous sa moustache décidément très italienne.

À votre service.

Sa posture calculée me ramène à mon début de matinée. Après le café j'étais introduite à la grande dame qui fait trembler les cinq étages du petit palais italien que j'habite. Le lieu en dit beaucoup sur elle : tout autour d'un large escalier de marbre, sobre mais solennel, s'ouvrant au haut sur une grande verrière colorée à la façon de vitraux sans grand intérêt, sont disposés les bureaux, studios d'enregistrement et salles de réunion de cette entreprise qui concilie une chaîne de télévision de petite envergure et l'une des plus grandes universités de cours à distance au monde. Au cinquième et dernier étage,  je suis logée dans un petit appartement en duplex à l'allure monacale ; une juste image puisque ma fenêtre s'ouvre sur le joli clocher de l'église attenante. La nuit je suis seule dans ce grand bâtiment que ses employés appellent le «Palazzo». Le jour, des dizaines, peut-être une centaine de personnes s'activent sagement, les uns derrière leurs caméras, les autres derrière leurs ordinateurs, afin de faire tourner cette immense machine pour laquelle ils ont tous un respect palpable. Je ne pourrais dire si l'ambiance au sein de cette entreprise est à l'image du milieu du travail italien dans son ensemble, mais tous ici ont l'air impliqués, appliqués et pourtant... «tranquillo», comme ils diraient.

Tranquillo, sauf quand il faut aller LA voir. Celle qui a monté cette université de toute pièce leur impose un respect ducal. Quand elle entre dans une pièce, il n'y a plus d'employés.

Seulement des serviteurs.

Elle n'est pas arrogante ou humiliante - je ne crois pas qu'elle ait besoin de l'être -, mais en la voyant entrer dans une pièce vous ne douteriez pas du respect que vous lui devez.
On me fait pénétrer dans son bureau. Il est de taille raisonnable mais un mur est recouvert d'une large bibliothèque sombre qui s'élève jusqu'au haut plafond. À ma droite, un cabinet de la Renaissance italienne, aux tiroirs recouverts de petites représentations religieuses vernies et de dorures précieuses, joue de l'anachronisme pour renvoyer encore le visiteur à la noblesse d'un autre temps. La hiérarchie est assénée : nous sommes tous ici de simples paysans.

Nicolà trébuche en entrant dans la pièce. Il est l'italien assuré, intelligent, bavard et beau (marié m'a-t-on dit à une mannequin pour la marque Gucci) dont l'aplomb répond à sa popularité ici : il n'est pas homme à trébucher. D'ailleurs son faux-pas serait peut-être passé inaperçu s'il n'avait dû tendre la main vers le joli cabinet aux petits tiroirs décorés, lequel s'est alors mis à tanguer doucement sur le parquet irrégulier, vil délateur qu'il est.

Nicolà m'a alors présentée en une phrase alambiquée qui mariait quelques trois langues : le français, l'anglais et l'italien. L'anglais aurait suffi mais, si elle le comprenait sans mal, elle ne daignait s'exprimer dans une autre langue que la sienne.

La langue qui la servait.

Se penchant sur son gigantesque bureau de verre, elle m'a serré la main en me regardant droit dans les yeux. Nicolà m'avait devancée, mais pas moins de quatre personnes étaient entrées dans le bureau à ma suite. Ils n'ont rien dit, mais observaient. Je pensais à des gardes.
Elle avait l'âge de sa position - peut-être soixante ans. De lourds bijoux dorés - mais certes pas vulgaires - entouraient ses poignets et ses doigts, tandis qu'un épais collier de pierre verte lui retombait sur la poitrine. Le tout égayait un élégant tailleur blanc cassé. Je pensai instantanément que s'il m'avait fallu décrire une femme de son importance dans un récit ou un autre, je ne l'aurais pas vêtue autrement : un coffret d'ivoire serti de pierres sombres et de dorures. Sur cette grande bourgeoise à la beauté toute italienne, j'aurais attendu le casque blond si apprécié de son âge et de sa classe. Mais sa chevelure épaisse retombait sur son épaule en larges boucles auburn. Une erreur de caractérisation : ils n'étaient ni sévères, ni particulièrement coiffés. De toute évidence, ils représentaient le reste d'un ancien pouvoir. Elle avait dû plus jeune connaître cet art qui consiste à mettre les hommes à genoux par le seul enchantement d'une superbe chevelure.

Et les mettre à son service.

Elle me serra encore la main quelques instants en écoutant silencieusement les grossiers éloges de Nicolà à mon égard. Elle se rassit, prit un stylo et, retournant du regard à d'obscurs documents elle dit, apparemment pour personne : «Elle est jolie, ça servira beaucoup.»

Cinq hommes me regardaient maintenant en n'osant rien ajouter ou enlever à la sentence. J'aurais pu me sentir humiliée par ce drôle de comportement de propriétaire d'esclave, mais j'étais devant elle me semblait-il avec l'assurance du philosophe, qui sert toujours mais ne se prosterne pas. Ainsi couverte de ma propre arrogance, je hochai de la tête à ce qui n'était pas un compliment et tournai les talons.

Je remontai lentement les étages du palazzio jusqu'à ma petite chambre. Et je repensai à elle. À tout ce qu'une minute en sa compagnie m'avait laissé d'elle. Elle a enregistré mon image sur ses caméras, cette image qui lui appartient, qui lui obéit. J'ai enregistré la sienne dans ma mémoire et je ne manquerai pas de l'utiliser.

Elle est jolie : ça servira beaucoup.

mardi 25 septembre 2018

24 septembre 2018 - Rome

Les villes ne sont jamais ce qu'on attend d'elles.

Je connais les gens qui voyagent souvent, et souvent seuls : ce sont des morveux sur la brèche de la précarité, d'extraction petite bourgeoise ou d'une intelligentzia en déroute, qui ont sacrifié le pragmatisme libéral (tu trimeras mon fils) sur l'autel de l'enrichissement culturel : ils sont allés à l'université et beaucoup ne l'ont jamais quittée ou alors difficilement ; il ne sont jamais pauvres et ne le seront sans doute jamais ; ils ne seront sans doute jamais à l'aise pour autant, il leur faudra toujours prendre l'air dans la gorge et jamais dans la poitrine mais ils se laissent s'en inquiéter dans le futur. Dans vingt ans, peut-être, on verra bien. En attendant ils se dandinent sur cette brèche et sautent d'une ville à l'autre pour avoir des histoires à se raconter quand le monde est trop seul et n'a pas assez d'une seule lune. Ce n'est pas moi que je décris, c'est la bande des singes hurlants qui rient et pleurent autour de moi en gesticulant les mêmes pantomimes ; on se connaît parce qu'on est semblables, frères d'une autre mère et d'un autre père.

Alors bon, on en connaît quelques unes, des villes, et on se crée avec elles un patchwork économico-historico-sociologico-culturo-crâneur qui devrait nous permettre de deviner une ville quand on a vu ses sœurs. Mais je me trompe toujours.

Les premiers pas seule dans une ville - qu'il y en a eu ! - c'est à chaque fois un moment d'une intensité redoutable. Mes pleurs à Harlem, avec ma valise gigantesque qui aurait pu me contenir deux fois tandis que je n'arrivais plus à me contenir moi-même, pas même en un seul exemplaire, perdue dans la jungle urbaine d'un quartier à l'âme sombre, franche et joueuse. Ma peur à Chennai, en Inde, qui m'enveloppait comme du papier ciré - froid et glissant - et crissait contre ma moustiquaire...

Les premiers pas dans une ville disent tout de sa démarche. Après, on ne peut plus que l'imiter pendant le reste du séjour.

Je suis entrée dans Rome comme si je l'avais toujours connue. Elle dit «ciao», je réponds «tchao» et on sourit. Où que l'on se tourne, des pierres d'un autre âge dessinent les plus belles maisons et les plus beaux palais et les plus belles églises. Tout est beau, partout, à toute heure. Comme les jeunes gens trop populaires, ça me rendrait méfiante et cynique, habituellement. Mais pas à Rome. Elle dit «ciao», je hausse les épaules et elle sourit.  Toutes ces pierres pourtant sont mortes. Elles ont cessé de souffler. Le marbre, partout, est mort plus que tout autre. Le dôme du Panthéon est mort le ventre en l'air. Le granit des fontaines est un tas de sable dont chaque grain est mort dans son sommeil, au tournant d'un siècle ou d'un autre. Rome dit «ciao», la pierre ne répond rien et la ville sourit.

Même le long des plus larges boulevards, pour lesquels je nourris habituellement une aversion amère (celui qui a pensé le boulevard était sans doute frère de celui qui a pensé la cathédrale : qu'il faut mépriser l'homme pour le vouloir si frêle !)... même là, à chaque dizaine de pas je pensais : «je pourrais vivre ici» et parfois je me demandais si je n'y avais pas déjà vécu, dans une autre vie.

Peut-être que malgré l'ombre imposante de son histoire, ce qui me permet d'adopter Rome et de la faire mienne, c'est que je peux marcher cette ville. Elle m'y invite. Elle me montre son jupon de granit et me dit «fais en le tour et dis moi ce que tu en penses» et elle dit «ciao» et je dis «bella». Embrasser quelqu'un c'est l'entourer de ses bras. Embrasser une ville, c'est l'entourer de ses pas. C'est en embrassant Rome que je l'ai aimée, comme on aime le garçon après le baiser plutôt qu'avant. J'ai embrassé Rome de mes pieds et pour finir j'ai ponctué ma tendresse d'un ou deux pas de danse dans une école de swing. En partant de là, rassasiée d'une danse qui m'affame chaque jour un peu plus, les élèves m'ont lancé «ciao» et j'ai dit «ciao». Ils ont souri.

3 août 2023 : Summer Camp au Mont Dore

Aujourd'hui j'ai vu le vent danser. La littérature ne s'en lasse pas : les feuilles qui dansent sur les arbres, les fichus sur l...