jeudi 1 novembre 2018

1er novembre 2018 - Budapest vol. 1

L'histoire, il me semble, c'est celle d'un crapaud qui veut paraître plus fort qu'un bœuf. Peu regardant sur la substance, il se gonfle d'air jusqu'à - je crois - éclater. C'est le propre de la vanité : se gonfler de vide pour en imposer : exposer, exploser.

C'est toute l'architecture de Budapest.

Les bâtiments sont de vastes baudruches de pierre qu'on s'attend à voir pendre, vides et molles, au lendemain de la fête. C'est chargé mais décharné, magistral sans majesté. C'est une ville dans laquelle on ne peut se blottir, hormis peut-être lorsque le bas brouillard vient en limer les arêtes, noyer les colonnes et cacher les excès. C'est un molosse pourtant tenu en laisse ferme par ses habitants, sages et nonchalants, qui en longent les façades d'un pas franc, ou dans de petits tramways jolis et robustes, et mettent ce Goliath à genoux par leur propre valeur, leur humanité sans fard et sans détour. Rares sont les villes qui se font si peu le reflet de la vie qu'elles abritent.

C'est à croire qu'à discuter chaque jour avec ces magnifiques et gigantesques bâtiments de tous âges, les âmes hongroises se sont tassées : à l'intérieur d'eux-mêmes, les gens d'ici sont plus larges que longs.

C'est étrange alors de venir ici danser, dans la ville de toutes les rigidités. Les trois péniches alignées porte à porte comme des perles sur un fil offrent un très large espace dans lequel plusieurs groupes et plusieurs DJs se succèdent pour faire swinguer, bouger, glisser les danseurs du monde entier. Je regarde les danseurs, de loin, de près, je regarde leur majesté et leur grandeur et je ne vois pas la vanité. Ils me paraissent grand dans leurs gestes, dans leurs sourires, dans leurs amitiés, dans la musique qui traverse leurs corps et les anime de l'intérieur comme la plus splendide des poupées. Je regarde autour de moi et tout est grand, véritablement grand de cette grandeur sans taille qui vient de la valeur profonde des choses. Un mouvement de hanche, des mains qui jazzent, des pieds qui twistent et le plus petit pas devient un feu d'artifice. Tout est tellement grand, et je suis toute petite.

Je suis minuscule et j'évite les pas des uns et des autres, je me fais des bleus, le visage sous leurs semelles, je tremble sans rythme et je file d'une perle à l'autre en cherchant une salle à ma taille, un lieu à ma pointure. Je ne sais que faire de ma fierté qui se traîne maladroitement derrière moi, ennuyeuse et inutile. Vide et vaine.

Quatre danses.

L'histoire ne dit pas que, pour vaniteux qu'il soit, le crapaud essaie. Qu'il s'efforce. Qu'il risque. Qu'il ne dépasse pas l'ongle du ruminant et que même là, battu par essence, il s'acharne encore. Qu'il en crève.

Littéralement. Ridiculement.

Pop.

jeudi 27 septembre 2018

27 septembre 2018 - Rome vol. 2

Je vis, à l'instant, mon moment «Pretty Woman», tandis que le serveur, un italien aux yeux noirs et à la courte moustache, regarde avec inquiétude les quatre couverts disposés devant moi. Il ne sait lesquels débarrasser : je les ai malencontreusement utilisés tous les quatre dès l'entrée. Il en prend un, un autre, regarde le troisième - il est sale aussi - et, avec un soupir ironique empoigne brusquement les quatre ustensiles : «Je préfère être sûr que vous ayiez des couverts parfaitement propres pour la suite.» Je ne proteste pas : le serveur, toujours, est celui que je sers. Il me sert à l'envers, ou alors c'est l'inverse. Je veux qu'il soit content, satisfait, fier même ; et je me plie en quatre pour être la meilleure cliente possible à son service. Réfléchir vite, choisir consciencieusement le moment idoine pour commander, questionner ou payer. Être assise où il faut, comme il faut. Sourire quand je peux, mais pas trop. C'est un travail sérieux que de servir les serveurs. J'ai quelque expérience en la matière, mais aujourd'hui j'ai sali les couverts. Lui s'est trompé de plat, mais je ne l'ai pas fait remarquer. D'abord parce que dans ce jeu de téléphone arabe (une française qui commande un plat à un italien en anglais) l'information a pu être déformée à bien des moments ; son inattention n'est peut-être pas en cause et je le servirais bien mal si je lui reprochais injustement quoi que ce soit. Alors bon, mes raviolis ricotta-épinards se sont magiquement transformées en spaghetti au poivre, mon estomac peut vivre avec ça. Au passage, cela m'excuse à mes propres yeux de ma maladresse de couverts. Le serveur, lui, m'a toute excusée d'un sourire chaleureux sous sa moustache décidément très italienne.

À votre service.

Sa posture calculée me ramène à mon début de matinée. Après le café j'étais introduite à la grande dame qui fait trembler les cinq étages du petit palais italien que j'habite. Le lieu en dit beaucoup sur elle : tout autour d'un large escalier de marbre, sobre mais solennel, s'ouvrant au haut sur une grande verrière colorée à la façon de vitraux sans grand intérêt, sont disposés les bureaux, studios d'enregistrement et salles de réunion de cette entreprise qui concilie une chaîne de télévision de petite envergure et l'une des plus grandes universités de cours à distance au monde. Au cinquième et dernier étage,  je suis logée dans un petit appartement en duplex à l'allure monacale ; une juste image puisque ma fenêtre s'ouvre sur le joli clocher de l'église attenante. La nuit je suis seule dans ce grand bâtiment que ses employés appellent le «Palazzo». Le jour, des dizaines, peut-être une centaine de personnes s'activent sagement, les uns derrière leurs caméras, les autres derrière leurs ordinateurs, afin de faire tourner cette immense machine pour laquelle ils ont tous un respect palpable. Je ne pourrais dire si l'ambiance au sein de cette entreprise est à l'image du milieu du travail italien dans son ensemble, mais tous ici ont l'air impliqués, appliqués et pourtant... «tranquillo», comme ils diraient.

Tranquillo, sauf quand il faut aller LA voir. Celle qui a monté cette université de toute pièce leur impose un respect ducal. Quand elle entre dans une pièce, il n'y a plus d'employés.

Seulement des serviteurs.

Elle n'est pas arrogante ou humiliante - je ne crois pas qu'elle ait besoin de l'être -, mais en la voyant entrer dans une pièce vous ne douteriez pas du respect que vous lui devez.
On me fait pénétrer dans son bureau. Il est de taille raisonnable mais un mur est recouvert d'une large bibliothèque sombre qui s'élève jusqu'au haut plafond. À ma droite, un cabinet de la Renaissance italienne, aux tiroirs recouverts de petites représentations religieuses vernies et de dorures précieuses, joue de l'anachronisme pour renvoyer encore le visiteur à la noblesse d'un autre temps. La hiérarchie est assénée : nous sommes tous ici de simples paysans.

Nicolà trébuche en entrant dans la pièce. Il est l'italien assuré, intelligent, bavard et beau (marié m'a-t-on dit à une mannequin pour la marque Gucci) dont l'aplomb répond à sa popularité ici : il n'est pas homme à trébucher. D'ailleurs son faux-pas serait peut-être passé inaperçu s'il n'avait dû tendre la main vers le joli cabinet aux petits tiroirs décorés, lequel s'est alors mis à tanguer doucement sur le parquet irrégulier, vil délateur qu'il est.

Nicolà m'a alors présentée en une phrase alambiquée qui mariait quelques trois langues : le français, l'anglais et l'italien. L'anglais aurait suffi mais, si elle le comprenait sans mal, elle ne daignait s'exprimer dans une autre langue que la sienne.

La langue qui la servait.

Se penchant sur son gigantesque bureau de verre, elle m'a serré la main en me regardant droit dans les yeux. Nicolà m'avait devancée, mais pas moins de quatre personnes étaient entrées dans le bureau à ma suite. Ils n'ont rien dit, mais observaient. Je pensais à des gardes.
Elle avait l'âge de sa position - peut-être soixante ans. De lourds bijoux dorés - mais certes pas vulgaires - entouraient ses poignets et ses doigts, tandis qu'un épais collier de pierre verte lui retombait sur la poitrine. Le tout égayait un élégant tailleur blanc cassé. Je pensai instantanément que s'il m'avait fallu décrire une femme de son importance dans un récit ou un autre, je ne l'aurais pas vêtue autrement : un coffret d'ivoire serti de pierres sombres et de dorures. Sur cette grande bourgeoise à la beauté toute italienne, j'aurais attendu le casque blond si apprécié de son âge et de sa classe. Mais sa chevelure épaisse retombait sur son épaule en larges boucles auburn. Une erreur de caractérisation : ils n'étaient ni sévères, ni particulièrement coiffés. De toute évidence, ils représentaient le reste d'un ancien pouvoir. Elle avait dû plus jeune connaître cet art qui consiste à mettre les hommes à genoux par le seul enchantement d'une superbe chevelure.

Et les mettre à son service.

Elle me serra encore la main quelques instants en écoutant silencieusement les grossiers éloges de Nicolà à mon égard. Elle se rassit, prit un stylo et, retournant du regard à d'obscurs documents elle dit, apparemment pour personne : «Elle est jolie, ça servira beaucoup.»

Cinq hommes me regardaient maintenant en n'osant rien ajouter ou enlever à la sentence. J'aurais pu me sentir humiliée par ce drôle de comportement de propriétaire d'esclave, mais j'étais devant elle me semblait-il avec l'assurance du philosophe, qui sert toujours mais ne se prosterne pas. Ainsi couverte de ma propre arrogance, je hochai de la tête à ce qui n'était pas un compliment et tournai les talons.

Je remontai lentement les étages du palazzio jusqu'à ma petite chambre. Et je repensai à elle. À tout ce qu'une minute en sa compagnie m'avait laissé d'elle. Elle a enregistré mon image sur ses caméras, cette image qui lui appartient, qui lui obéit. J'ai enregistré la sienne dans ma mémoire et je ne manquerai pas de l'utiliser.

Elle est jolie : ça servira beaucoup.

mardi 25 septembre 2018

24 septembre 2018 - Rome

Les villes ne sont jamais ce qu'on attend d'elles.

Je connais les gens qui voyagent souvent, et souvent seuls : ce sont des morveux sur la brèche de la précarité, d'extraction petite bourgeoise ou d'une intelligentzia en déroute, qui ont sacrifié le pragmatisme libéral (tu trimeras mon fils) sur l'autel de l'enrichissement culturel : ils sont allés à l'université et beaucoup ne l'ont jamais quittée ou alors difficilement ; il ne sont jamais pauvres et ne le seront sans doute jamais ; ils ne seront sans doute jamais à l'aise pour autant, il leur faudra toujours prendre l'air dans la gorge et jamais dans la poitrine mais ils se laissent s'en inquiéter dans le futur. Dans vingt ans, peut-être, on verra bien. En attendant ils se dandinent sur cette brèche et sautent d'une ville à l'autre pour avoir des histoires à se raconter quand le monde est trop seul et n'a pas assez d'une seule lune. Ce n'est pas moi que je décris, c'est la bande des singes hurlants qui rient et pleurent autour de moi en gesticulant les mêmes pantomimes ; on se connaît parce qu'on est semblables, frères d'une autre mère et d'un autre père.

Alors bon, on en connaît quelques unes, des villes, et on se crée avec elles un patchwork économico-historico-sociologico-culturo-crâneur qui devrait nous permettre de deviner une ville quand on a vu ses sœurs. Mais je me trompe toujours.

Les premiers pas seule dans une ville - qu'il y en a eu ! - c'est à chaque fois un moment d'une intensité redoutable. Mes pleurs à Harlem, avec ma valise gigantesque qui aurait pu me contenir deux fois tandis que je n'arrivais plus à me contenir moi-même, pas même en un seul exemplaire, perdue dans la jungle urbaine d'un quartier à l'âme sombre, franche et joueuse. Ma peur à Chennai, en Inde, qui m'enveloppait comme du papier ciré - froid et glissant - et crissait contre ma moustiquaire...

Les premiers pas dans une ville disent tout de sa démarche. Après, on ne peut plus que l'imiter pendant le reste du séjour.

Je suis entrée dans Rome comme si je l'avais toujours connue. Elle dit «ciao», je réponds «tchao» et on sourit. Où que l'on se tourne, des pierres d'un autre âge dessinent les plus belles maisons et les plus beaux palais et les plus belles églises. Tout est beau, partout, à toute heure. Comme les jeunes gens trop populaires, ça me rendrait méfiante et cynique, habituellement. Mais pas à Rome. Elle dit «ciao», je hausse les épaules et elle sourit.  Toutes ces pierres pourtant sont mortes. Elles ont cessé de souffler. Le marbre, partout, est mort plus que tout autre. Le dôme du Panthéon est mort le ventre en l'air. Le granit des fontaines est un tas de sable dont chaque grain est mort dans son sommeil, au tournant d'un siècle ou d'un autre. Rome dit «ciao», la pierre ne répond rien et la ville sourit.

Même le long des plus larges boulevards, pour lesquels je nourris habituellement une aversion amère (celui qui a pensé le boulevard était sans doute frère de celui qui a pensé la cathédrale : qu'il faut mépriser l'homme pour le vouloir si frêle !)... même là, à chaque dizaine de pas je pensais : «je pourrais vivre ici» et parfois je me demandais si je n'y avais pas déjà vécu, dans une autre vie.

Peut-être que malgré l'ombre imposante de son histoire, ce qui me permet d'adopter Rome et de la faire mienne, c'est que je peux marcher cette ville. Elle m'y invite. Elle me montre son jupon de granit et me dit «fais en le tour et dis moi ce que tu en penses» et elle dit «ciao» et je dis «bella». Embrasser quelqu'un c'est l'entourer de ses bras. Embrasser une ville, c'est l'entourer de ses pas. C'est en embrassant Rome que je l'ai aimée, comme on aime le garçon après le baiser plutôt qu'avant. J'ai embrassé Rome de mes pieds et pour finir j'ai ponctué ma tendresse d'un ou deux pas de danse dans une école de swing. En partant de là, rassasiée d'une danse qui m'affame chaque jour un peu plus, les élèves m'ont lancé «ciao» et j'ai dit «ciao». Ils ont souri.

dimanche 5 août 2018

5 août 2018 - Rando-jazz à Rodes

Une courte balade vous y mène, vous y êtes avant d'avoir osé même vous demander quand serait l'arrivée. Dans la grande carrière de pierre, élevée comme un amphithéâtre de nature à peine esquintée, les musiciens attendent que le soleil brûlant se cache derrière la pierre et abandonne les épaules lourdes des spectateurs. Des notes disparates s'échappent comme pour raconter le spectacle à venir. On s'installe sur l'herbe sèche, attaqués encore ça et là par quelques sauterelles et quelques criquets et quelques grillons, qui proposent en attendant leur propre chanson. Ça va commencer...

La pierre rencontre le jazz : c'est l'interaction de deux pôles, de deux magnétismes, de sorte que le monde commence doucement à tourner. La pierre immuable, avec ses grands blocs chauds imperturbables, veille sagement devant elle sur un grand feu musical sans cesse nourri, sans cesse applaudi. On y jette la clarinette pour faire des étincelles, et au-dessus d'elle les instruments un à un, jusqu'à la contrebasse qui s'assure longtemps de son grand bois sec que le feu ne s'éteigne pas et grandisse, et lèche la pierre, où il laisse une marque invisible mais ineffaçable.

Plusieurs groupes se succèdent avec la bonhommie et la légèreté qui n'est presque donnée qu'aux joueurs de jazz.

Les cuivres viennent alors se jeter contre le rocher, matière dure contre matière dure, et retombent sur le public en pluie de cobalt. L'oreille attentive les voit tomber sur l'audience et les recouvrir de petits éclats brillants.

Les voix, enfin, se lancent sans vergogne contre le paysage alangui, véritable David contre un Goliath de terre et de granit et, en quelques petites heures, soulèvent le géant comme s'il n'était qu'une légère montgolfière. La carrière ne se penche plus au dessus de nous comme une lourde cathédrale imposante mais comme un drôle de ballon. Qu'il nous prenne à tous de souffler, qui dans sa trompette, qui entre ses lèvres, et la montagne s'envolera pour ne laisser que nous à côté de la fraîche rivière, entourés de musique et d'amis.

jeudi 22 mars 2018

Insomnie

La colère c'est le fer, c'est la fonte. C'est une large et lourde brique de métal rugueux qui nous descend depuis le haut du torse jusqu'au bas du ventre. Tout est brûlant, tout sue et crache. Les doigts s'abîment sur toutes les surfaces ; même l'air est dur.  Dedans, dedans, une énergie si pure qu'on croit se reconnaître dans les âmes des enfers et tout autant dans les dragons qui les démembrent. Dieu, Diable et tout le reste. Une fureur si grande qu'elle contient tout ce que l'humanité mégalomane a inventé de plus terrible. Une fureur si grande qu'elle a avalé plus que cela.

La peur, c'est la pierre, le caillou. C'est un cœur sec et aberrant, petit, ramassé, tranchant du souvenir des premières entailles et des derniers glissements. Un outil préhistorique de chasse et de bagarre. Le cœur devient sa propre arme, sa propre défense. Il résonne, il cogne, puis il s'éteint. Je lui dis «bats encore, ne t'arrête pas» et il reprend sans élan. Il ne me faut pas l'oublier : si je m'endors il roulera, calcifié, contre la roche de mon squelette, et on le retrouvera demain comme une dent de trop dans mon crâne ahuri.

Ce soir mon cœur d'alchimiste est devenu fer, cette nuit il est devenu pierre. Mon esprit s'est cogné à toute cette matière dure et n'est pas tout à fait revenu : dans l'obscurité qui m'entoure des ombres plus noires qu'elle et plus tristes que tout tournent comme des vautours et attendent que meure le peu de sens qu'il me reste. C'est grave, et je ne sais pas comment le dire, je ne saurais même pas le pleurer correctement.

Au matin la lumière peut-être changera en or le plomb qui m'empèse. Demain peut-être la raison que j'ai chassée à coup de burin et de cailloux reviendra, et je la caresserai de la main comme un chien fidèle. Pourvu que la raison ne se soit pas perdue, ne se soit pas lassée de gratter à la porte. Que je ne l'aie pas abîmée au coin d'un mauvais choix. Pas maltraitée à la faveur d'un triste sentiment.

Pourvu que la raison.

Pourvu que la raison.

Pourvu.

dimanche 14 janvier 2018

INDE, Kochi - 14 janvier 2018

C'est ma dernière soirée en Inde et, aujourd'hui, pour la première fois, j'ai eu la sensation de comprendre quelque chose. Jusque là je regardais les images et j'écoutais les sons, je vivais des expériences au hasard et sautais de ville en ville, mais l'Inde qu'on me prédisait lourde d'Histoire semblait n'en avoir aucune, cette Inde si peuplée semblait l'être d'ombres flottantes.

Peut-être, si j'avais parlé une ou deux de ses quinze langues, si j'avais pratiqué une ou deux de ses religions, aurais-je pu la découvrir plus tôt, discuter avec elle et la découvrir ainsi. Mais je n'ai pas pu l'approcher, et il a fallu que je la découvre dans le noir comme le corps des amantes d'un soir.

Or, aujourd'hui, mes doigts se sont posés sur une forme que j'ai pu comprendre, dont je connais la caresse et le sens. Kochi est une ville qui porte son âme dehors, c'est plus facile pour les touristes dont je suis. Ses grands filets chinois remplis de poisson, sa jolie synagogue aux grands luminaires, son quartier juif, son quartier hollandais, son palais hollandais (construit par les indiens pour les portugais, on n'en est pas à une approximation près)... sont autant de prises sur la ville. Les uns et les autres lui donnent tantôt une histoire, tantôt un peuple.

Pour mêler les deux en fin de journée, nous avons décidé d'assister à un spectacle de kathakali, théâtre ancestral indien. Une heure entière du spectacle était consacrée au maquillage de l'acteur principal, puis une heure encore à une petite histoire, mélange de danse, de théâtre, de langue des signes et de mime. Cet art étrange et incompréhensible, mal expliqué aux touristes, n'en recelait pas moins un trésor d'authenticité qui donnait sur l'Inde une nouvelle prise, peut-être une des plus solides qu'il m'ait été donné d'empoigner au cours de mon séjour.

Après ce spectacle et la très belle danse qui l'accompagnait, nous avons pris un touc-touc (l'équivalent indien du taxi, plus nombreux en Inde que les pigeons à Venise) pour enfin aller boire un verre avant l'heure fatidique - puisque les très rares bars indiens qui servent de l'alcool ferment à 22h, en même temps que toutes les maisons ferment peu à peu leurs volets. Finalement, nous avons invité notre propre conducteur et son ami à se joindre à nous. Le jeune conducteur - dont j'ai malheureusement oublié le nom - n'avait jamais quitté le Kerala, et travaillait comme pêcheur en mer avant de devenir chauffeur de touc-touc il y a cinq ans. Il avait aujourd'hui vingt-cinq ans, et ma compagne de voyage, mi-moqueuse mi-intimidée, l'appelait «Rimbaud», parce qu'il se tenait toujours en retrait, moins réservé que scrutateur. Pendant qu'elle discutait avec son ami Ramadan, bavard et extraverti, nous avons de notre côté échangé quelques réflexions sur le taux d'alphabétisation du Kerala - dont il était très fier, il frôle les 100%, même pour les femmes - le quotidien des jeunes indiens depuis que presque toutes les boîtes de nuit ont fermé, ou encore le rapport relatif des occidentaux et des indiens au cinéma. Pour lui par exemple, la patience des différents peuples devant un film est relative à la longueur des sports qu'ils pratiquent et regardent : puisqu'en Europe nous regardons des matchs de foot - 90 minutes - c'est la longueur d'un film que nous acceptons de regarder. A contrario, les indiens sont de grands amateurs de Cricket, dont les matchs durent 4h... de même que leurs films.

Nous avons insisté pour payer les consommations de la soirée, mais c'est à force d'insister que nous les avons convaincus de ranger leur argent. Rimbaud, toujours difficile à lire, n'en semblait pas satisfait, je n'aurais pas su dire pourquoi sur le moment. Il nous ramena sans encombres à l'hôtel, avant de lancer simplement : ce sera 50 roupies. Les quelques 1200 roupies qu'avaient coûté les bières et notre repas n'ébranlaient aucunement son sens des affaires. Je doutais pourtant qu'il puisse être à ce point vénal. Je n'avais pas de monnaie, il n'en avait pas à me rendre sur mon trop gros billet. Nous voilà donc, empruntant à Ramadan 20 roupies à tendre à celui qui était presque son frère. Je tendis l'argent récolté, qu'il prit avec un sourire dans lequel je reconnus une satisfaction malicieuse : l'argent le comblait évidemment moins que de me voir le lui tendre.

Ce n'est qu'à cet instant que je compris quelque chose qu'il m'a fallu dix jours pour tout à fait appréhender : il y a de la fierté qui s'échange en même temps que les billets. En lui offrant une bière, nous sous-entendions une supériorité occidentale (la même qui en amène certains à nous prendre en photo à notre insu, ou à vouloir nous toucher) que sa sensibilité était tout à fait capable d'appréhender. Il la haïssait, je le sentais sans mal. Ces 50 roupies étaient l'assurance de nous quitter sur un autre mode de relation : nous le payions pour son travail. Sans humiliation, sans gêne aucune, il avait réussi à nous remettre à notre juste place. Sa fierté et sa simplicité m'ont fait forte impression, une impression que j'associe à l'Inde entière : je ne pense pas, bien sûr, que tous les indiens sont fait sur le même moule que ce Rimbaud pêcheur - j'ai rencontré assez de gens pour jauger de ce qu'il a d'extraordinaire - mais parce qu'un individu, puissant et visible, s'est détaché de la masse bruyante qui me rendait aveugle jusqu'ici. C'est au moment de partir que j'ai compris que je ne quittais pas une terre, mais des gens.

samedi 13 janvier 2018

INDE, Kochi - 13 janvier 2018

Quand vous rencontrez Yasmeen, à moins d'avoir vendu son âme à quelque démon, vous retournez nécessairement en enfance. Pas uniquement parce qu'elle est rigolote, grosse, gourmande, malicieuse, mais aussi parce que quand un être de quelques tonnes vous regarde avec ses yeux frippés et sages tandis que vous lui caressez la trompe prudemment, vous vous sentez tout à coup petit et naïf. Sans doute les éléphants ont-ils de la mémoire, mais je les soupçonne d'avoir la mémoire de nos propres grands-parents en même temps que la leur.

C'est pourquoi ce matin j'étais une petite fille en chevauchant le mastodonte qui récupérait de droite et de gauche des friandises à se mettre sous la trompe. Je riais de même en m'accrochant à sa grosse patte qui me montait comme un ascenseur à son dos poilu. Je riais plus encore quand elle finit par m'asperger de litres d'eau avec sa trompe en arrière. J'étais vraiment satisfaite, vraiment insouciante.

La grand mère avait son prétendant. Son guide était un très beau vieil homme moustachu qui, muet et clope au bec, la regardait les yeux plissés, du coin de l'oeil, quand elle tardait à avancer, en lui chuchotant parfois au creux de ses grandes feuilles des «Ba ! Ba !» qui, je suppose, lui signifiaient d'avancer. Il n'avait pas l'air commode et ne nous regardait pas. Je ne l'ai vu rire qu'une fois (il n'a jamais souri) : lorsque Yasmeen fit tomber son quatre heures (deux bon kilos de tapioca) et décida de commencer instamment son repas, sans égard au petit scooter qui tentait vainement de la contourner. Il y a plus sacré que les vaches en Inde : il y a les créatures qui peuvent vous écraser d'une seule patte. Voilà qui semble sensé.

Je quittais pépères et mémères aux bains, encore aussi légère que lorsque je mesurais 1m20, et pris place à bord du bus qui devait nous amener à Cochin. Je grandissais à vue d'oeil pour qui avait le bon, à la façon d'une Alice qui aurait bu ceci ou mangé cela, que sais-je. Un petit bout d'insouciance était encore allumé, et cette fragile lanterne guidait mon regard vers ses pareilles. J'aime les petites filles indiennes, maquillées dès bébés, boucles d'oreilles, colliers et bracelets dès qu'elles ont l'âge de marcher. Je les trouve belles, et elles le savent. Elles minaudent plus ou moins, les plus timides se cachant tout de même derrière un fauteuil ou un jupon, sait-on jamais que derrière mon sourire se cachent de grandes dents...

Le contrôleur du bus, parfois agaçant en cela, empêchait systématiquement les hommes de s'asseoir à côté de moi et, au contraire, invitait les petites filles ou leurs grands-mères à s'y placer. Au cours de mes six heures de voyage, j'ai ainsi vu défiler toutes sortes de saris et de breloques et toujours les petites et moi nous lancions des regards complices : elles, parce qu'elles trouvaient désirable et impressionnant d'être une occidentale, et un peu effrayant de porter les cheveux courts et colorés. Moi, parce que je trouvais leur beauté à la fois impressionnante et, moi aussi, inquiétante : elle n'est pas tout à fait celle de leur âge.

Mais au travers de nos timidités respectives, au travers de nos insouciances du moment, je savais au moins une chose que j'ignorais encore ce matin : on a toutes le même âge devant un éléphant.

vendredi 12 janvier 2018

INDE, Kumily - 12 janvier 2018

Il n'a pas plu. C'est à croire que je payais hier la journée d'aujourd'hui, pour qui croit au karma comme une monnaie d'échange. Chat échaudé craint l'eau froide - ou, en l'occurrence, l'eau tiède des lacs - nous étions hésitantes à l'idée de prendre un canoë sur les backwaters après notre déception d'hier. En route vers la plage de Marari, nous regardions d'un air méfiant les grands bateaux aux toits de paille appelés kettuvalam, quand au milieu de ces mastodontes une petite embarcation de bois vint se détacher par sa frêle composition même. Son propriétaire a dû sentir notre regard s'attarder un instant, et s'est jeté sur nous sans plus attendre pour nous proposer son modeste canoë : c'était Pushparajan, de son nom. Nous avions décidé d'embarquer pour 2h, nous sommes revenues à quai 5h après.

Les backwaters n'ont rien des bayous de Louisiane que j'imaginais malgré moi. Tout au long de ces canaux désordonnés, de petites maisons vivent sur l'eau comme dans une Venise tranquille. Les chats courent après les barques de pêche jusqu'à ce que les pêcheurs leur envoient de menues prises pour ralentir leur course. Les femmes font la lessive, les enfants observent les algues et de petites paillottes donnent contre la mer pour le déjeuner ou le thé. Au milieu de tout ceci, de petits villages entiers sont posés sur des îlots, chaque maison le sien ou presque, que l'on parcourt sur des planches de bois ou des tas de sable. Le tout est désarmant de charme. Nous avons visité les lieux en compagnie de notre guide et conducteur toujours gentil et souriant, nous nous sommes baignées, avons visité, regardé, ramé un peu pour aider la petite barque sans moteur à traverser lorsque la végétation était trop dense. Pas une minute de ce trajet ne nous a semblé trop longue.

Il n'a pas plu, mais nous avons pourtant rencontré plusieurs visages de l'eau. Après cette excursion dans une Inde intime, que l'eau porte à son rythme, voile et révèle tour à tour, nous avons ensuite fait un tour à Marari Beach, longue plage bordée de cocotiers, où les quelques touristes - français pour la plupart - sirotent des jus de fruits entre deux plongeons dans l'eau chaude. Quelle que soit la condescendance de mon ton, c'est exactement ce que nous avons fait de notre courte après midi là-bas. Sans être factice et très loin d'être vulgaire, il y avait tout de même quelque chose de clinquant dans cette eau domestiquée, dressée, qui fait la belle devant quelques paires de lunettes assises sur des transats. Tout comme les éléphants ou les vaches, l'eau est à la fois maître et esclave d'une population dont elle rythme la vie mais qui en fait commerce.

jeudi 11 janvier 2018

INDE, Alappuzha - 11 janvier 2018

Longtemps j'ai refusé d'être une touriste. En diversifiant les moyens de transport de l'autostop à la marche en passant par le train à vapeur, en allongeant les durées de séjour à plusieurs mois, en choisissant des destinations qui correspondent à mes métiers et où il m'a toujours semblé possible de poser les valises un an ou deux, en me déplaçant toujours seule, en écrivant plutôt que de prendre des photos, je rejettais le cliché de la touriste occidentale, avec la plupart du temps un certain succès.

Voilà qu'aujourd'hui je me trouve en Inde pour dix jours. Je suis, avec une amie et mon appareil photo, dans un pays dont le cinéma me laisse amusée mais pantoise, et dans lequel je ne me sentirais pas de vivre à l'année. Voilà que, par la même occasion, je me retrouve à essayer - selon l'expression consacrée - de rentabiliser mon temps. Quelle horreur !

Ç'en est suivi cette journée décevante, pas même détestable, rarement agréable. Nous avions décidé, un peu trop vite, de préférer au train qui nous amènerait de Kollam à Allapuzha un bateau qui arpente les backwaters à un tarif raisonnable. Bonne idée en soi, mais notre enthousiasme s'est lentement étiolé au cours des... huit heures de trajet sur un grand lac plat bordé de palmiers.

Il y a bien eu les habitants qui nous saluaient de la berge - des classes d'école entières par moment, des pêcheurs en train d'installer leurs grands filets chinois, des femmes qui faisaient la lessive et tous les enfants trop jeunes pour être encore en classe.
Il y a eu les aigrettes, les hérons et les faucons, ainsi que de toutes petites mouettes agiles qui suivaient le bateau en virevoltant à la même vitesse que l'embarcation : je les regardais filer sans bouger les yeux.

Mais en fin de compte, je voyais les heures passer de même et je voulais les rattrapper où elles tombent nonchalamment de l'autre côté du temps : c'étaient les miennes et, mouettes ou pas, elles m'étaient volées. En les voyant disparaître, je réalisai tout à coup que la fin de mon séjour approche déjà à grands pas. Je ne sais pas comment rattraper les heures perdues, coincées dans une rainure ou le cadran de la porte. Deux excellents repas indiens ont aidé, mais je suis encore inquiète de voir passer demain devant mon nez sans avoir réussi à l'attraper, d'autant qu'il pleuvra, et qu'on a toujours moins de prise sur les jours de pluie.

mercredi 10 janvier 2018

INDE, Varkala - 10 janvier 2018

L'eau turquoise, le sable fin, de drôles de petits hérons maladroits, pattes jaunes trébuchant sur les vagues, des petites filles en tenues et maquillage indiens, adorées de leurs parents et choyées sans cesse, une poignée grandissante de touristes, torses nus, déambulant tout près de l'eau chaussures à la main et, derrière ce petit monde, de petites falaises à taille humaine qui séparent la mer d'un côté et un semblant de jungle touffue de l'autre, comme on sépare deux petites frappes en bagarre.

C'est tout ce que j'avais besoin de Varkala, et c'est ce que Varkala m'a donné. Les pieds dans l'eau chaude, les yeux dans le vague, seule ou presque à regarder quelques faucons pêcher à deux ou trois mètres à peine, je pensais à ma thèse, un peu, à un roman dans lequel je décris des hérons pas bien différents, à mes scénarios, à tout ce que j'ai fait - sans doute pas grand chose, évidemment pas assez. Je n'ai pas bougé, une heure entière, ainsi plantée dans le sable jusqu'à mi-mollet et sans cesse enterrée par chaque nouvelle vague. Je n'ai pas lu, pas tourné, pas gigoté, pas parlé, pas nagé : j'ai regardé loin devant moi et, parce que la terre est ronde, à regarder si loin devant voilà que je regardais en arrière.

mardi 9 janvier 2018

INDE, Varkala - 9 janvier 2018

En trois petits bonds bien calculés, nous avons traversé toute l'Inde d'est en ouest, quittant la région de Tamil Nadu pour celle du Kerala.

Pour ce faire, il nous a fallu prendre le bus de Pondichéry à Chennai, l'avion de Chennai à Thiruvananthapuram (oui, il a fallu que je vérifie l'orthographe avant d'écrire ce dernier mot) et enfin le train de Trivandrum (le diminutif, les colons sont de petits malins) à Varkala.

Ce furent d'abord 5h de bus bondé sur la banquette droite (nous étions trop heureux déjà d'avoir une banquette), tandis que régulièrement le véhicule s'arrêtait pour laisser monter des marchands de fruits, de légumes et de cacahuètes qui vendaient leurs produits à la volée ou au travers des grandes fenêtres ouvertes. Le bus était aussi animé que le reste de l'Inde, et s'y reposer n'était pas mince affaire. Pour commencer, le klaxon sert à tout pour les automobilistes indiens : faute de voyants en état de marche et de code de la route proprement défini, il sert à toute communication entre conducteurs, qui klaxonnent pour indiquer qu'ils ralentissent, qu'ils accélèrent, qu'ils tournent, qu'ils doublent, qu'ils se font doubler, ou simplement qu'ils arrivent. Il faut ajouter à cela que le signal de marche arrière du bus a été judicieusement remplacé par un as du sifflet placé à l'arrière de l'autocar, qui dégaine son arme au moindre frémissement. Le bus est un morceau d'Inde en déplacement.

Le métro, vide et cher, vide parce que cher, aura servi de sas entre ce monde parfaitement indien et celui, calme et sans attache, de l'avion que nous avons emprunté, faisant au passage la connaissance d'un jeune étudiant de musique du nom de Ramesh. Quelques heures plus tôt les indiens que je croisais tentaient de simplement me toucher, me prendre en photo ou échanger quelques mots avec moi. Mais Ramesh, dragueur, charmant, n'avait pas pour nous cette déférence étrange que nous avions rencontrée jusque là. À quelques kilomètres au dessus du sol, l'Orient se mêle à l'Occident et lui ressemble.

Quittant là notre camarade musicien, nous avons ensuite pris le train, préférant aux rames bondées celles, plus aérées, réservées aux femmes. Si cette ségrégation sous prétexte de protection ne me met pas, en soi, particulièrement à l'aise, ce dernier trajet aura révélé une camaraderie, une proximité et une légèreté que je n'avais pas trouvé jusqu'ici dans mes échanges. Certaines des femmes s'allongeaient sur les bancs ou, au-dessus, sur les porte-bagages, pendant que les autres échangeaient avec nous des regards ou quelques mots. Les vieilles dames regardent toujours d'un oeil mauvais mon appareil photo, qu'elles détestent, quand j'ose le sortir. Je rangeai rapidement l'appareil mal-aimé, mais à regret : tous âges se mêlaient sur les banquettes inconfortables et devant les portes grandes ouvertes du vieux train. Quoique toujours à part, toujours regardées et traitées comme des choses fragiles et précieuses, nous avons trouvé là le début d'une communauté : nous sommes peut-être différentes en tout, mais nous sommes des femmes et l'opinion générale, quoique implicite, est qu'il doit bien y avoir dans ces chromosomes XX une langue commune que nous pourrions parler avec les yeux.

Se déplacer, c'est déjà parler ; faire un pas vers l'autre, c'est lui dire un mot, et si je n'ai pas ouvert souvent la bouche aujourd'hui, elle est sèche de tous les pas que j'ai fait.

INDE, Pondichéry - 8 janvier 2018

Est-ce mal d'aimer autant ces villes coloniales ? De la Nouvelle Orléans à Pondichéry, qu'importe les kilomètres, il n'y a qu'un pas. L'océan a remplacé le Mississipi, et la Ville Blanche, plus calme et aérée que le reste de l'agglomération, propose au visiteur des façades coloniales charmantes, des bric-à-bracs vintage pas loin d'être à la mode, des cafés français serrés et des vues sur la mer. Moins stupéfiante que la Nouvelle Orléans, nous n'y avons rien vu d'exceptionnel : comme beaucoup de villes modestes, tout n'y est beau qu'en relation à tout le reste. Individuellement, les maisons sont aussi délabrées qu'ailleurs, les rues plus défoncées encore, les bouts de béton et les maisons en ruine en font un terrain chaotique, pour ne pas dire une course d'obstacle. Mais un regard plus généreux panse les plaies des maisons des grandes feuilles des palmiers et des fleurs roses en cascades sauvages des bougainvilliers. Il répare les rues des ombres ciselées des balcons. Il décore le béton de vieilles machines à coudre, de vieilles machines à calculer, de vieux fers à repasser et de vieilles voitures, tout cela en état de fonctionner quand ailleurs ils seraient envoyé somnoler au musée. J'ai rencontré Pondichery et, facilement, en ai fait une amie.

dimanche 7 janvier 2018

INDE, Pondichéry - 7 janvier 2018

Levés tôt le matin et après notre petit déjeuner à l'anglaise - je supporte moins les épices au réveil que mes compagnons de voyage - nous avons sagement longé la plage en vue de rejoindre un temple du bord de mer, le bien nommé Sea Shore Temple («Temple du bord de mer», donc), monument de pierre grise ciselé et entouré de calmes vaches de pierre que nous avons découvert plusieurs heures plus tard.

C'est que, sur le chemin, au gré de nos divagations, nous avons emprunté au hasard un petit chemin boisé entre deux rochers. Prêts à rebrousser chemin dans la seconde, continuant notre route à cause des petits crabes («regarde ce qu'il est rigolo !») et des petits singes («regarde ceux-là qui se papouillent» - «s'épouillent» - «se papouillent ET s'épouillent, et m'emmerde pas»), nous avons marché encore quelques mètres avant que les rochers ne s'amenuisent, s'ouvrant sur le spectacle stupéfiant en contrebas d'un bon millier d'indiens se jettant dans les vagues.

Stupéfiant, ce n'est pas dit à la légère : en plein milieu d'une conversation engagée sur la généalogie indienne des roms et des manouches, je me suis arrêtée de parler non pas au milieu de ma phrase, mais au milieu d'un mot. J'ai arrêté de parler, de marcher et, je crois bien, de cligner des yeux, comme si le spectacle devant moi occupait trop de parts de moi-même pour que je puisse continuer à assurer quelque fonction que ce soit.

Tous les indiens étaient en rouge et or, hommes et femmes. Pas un seul touriste à l'horizon n'entâchait le bel ensemble, et les tissus dorés flottaient sur les vagues autour de tous ces gens, les femmes tenant la main de leurs vieilles mères ou leur glissant de l'eau sur le dos. Personne ne nageait, d'ailleurs aucun d'eux ne sait faire, et chaque petite vague provoquait parmi eux un frisson d'excitation, comme le vertige des hautes tours pour les peuples occidentaux.

Nous sommes descendus au cœur de cette agitation, un peu inquiets d'être aussi mal assortis à la foule que l'étaient nos T-shirts blancs au milieu de ces tissus incandescents sur l'eau. Des indiens venaient par dizaines demander des photographies de nous avec leur enfant, leur ami ou leur sœur. Certains payaient un photographe pour être certains de capturer leur rencontre avec nos têtes pâles (qui auront toutes trois virées au rouge avant même le déjeuner).

Nous avons longé pendant plus d'une heure la plage et le long marché que la foule empruntait jusqu'à elle. Si nous avons pu nous rendre au très beau Shore Sea Temple, si nous avons vu les 5 temples en forme de chariots des Five Rathas, ainsi que les montures en pierre qui en accompagnent les dieux (un superbe éléphant, un gros lion, une belle vache), si nous avons monté la colline près de la boule de beurre pour visiter les cinq ou six temples qui y sont entièrement creusés dans la pierre (non pas construits : creusés), si nous avons observé de ces hauteurs l'horizon de la région, la mer, les palmiers, et les villages qui décorent le sol de véritables mandalas, si nous avons fait le trajet jusqu'à la belle ville coloniale française de Pondichery dans laquelle je me prépare à dormir, c'est malgré tout cette foule rouge et jaune se jetant dans l'eau et la craignant, riant et criant, qui restera le monument de ma journée. Comme les embruns viennent à bout des montagnes de granit dans lesquels sont sculptés les temples, quatorze siècles d'histoire et d'art ne peuvent rien contre un bon millier de gens qui ne pensent qu'à l'instant.

INDE, Mahabalipuram - 6 janvier 2018

Pour dire oui, les indiens secouent la tête d'épaule à épaule : elle semble fixée sur ressorts et rebondir doucement sur leur cou droit. Chaque fois qu'un indien me dit oui, j'entends «peut-être, peut-être pas».

Peut-être pas : Chennai. Sollicitée à chaque minute par les taxis, les pousse-pousse et les bus, surprise sans l'être par l'agitation, la pollution, le désordre. La ville est trop, beaucoup trop, mais je ne sais pas ce qu'elle est exactement. Elle l'est trop, seulement.

Selfie ? Une jeune fille veut prendre une photo en ma compagnie. Je ne comprends pas. Ça m'arrivera pourtant trois fois aujourd'hui : la photo avec l'occidentale, tellement marrant, tellement bien. «Peut-être, peut-être pas», sourit elle allègrement.

Peut-être : Mahabalipuram. On quitte la grande ville de plusieurs millions d'habitants pour ce gros village de pêcheurs et de touristes. Je mange en regardant les familles passer le temps sur la plage pendant que des coques fragiles et colorées envoient leurs hommes par demi-douzaines sur l'océan. Je me sens mieux, comme les petites vaches tranquilles qui broutent les scooters et lèchent leurs veaux. Je ris avec une petite fille dans la rue. Même dans l'indolence, l'Inde est bruyante : les klaxons retentissent - «j'existe !» - les gens appellent - «viens acheter, achète plus !» - les corneilles croassent dès le matin et répondent sarcastiquement à tout ce peuple, à la fois, curieusement, tranquille et agité, paisible et bruyant. On n'a pas quitté l'Inde de Chennai, on l'a remise en équilibre, comme l'immense rocher qu'ils appellent ici «boule de beurre», qui tient miraculeusement sur le versant de la colline. Un équilibre fragile, comme ces milliers de petites têtes qui disent «peut-être, peut-être pas», et sur lequelles au fil de l'habitude on apprend à lire tout simplement : «oui».

samedi 6 janvier 2018

INDE, Chennai - 5 janvier 2018

«Regarde le mât. Regarde la sirène.» Je me souviens, enfant, au Parc d'attraction, dans le Bateau Pirate, terrorisée à en sentir les cheveux se séparer de mon crâne, tandis que le bateau élevait sa proue dans les airs avant de retomber lourdement, sa coque dessinant sous lui un arc de cercle impeccable et bien trop ample à mon goût. Mon père me disait de regarder le mât, au centre, sur lequel une sirène en bois était attachée - c'était lire un mythe à l'envers, mais après tout le bateau n'était pas lui même foncièrement à l'endroit. Il me répétait de me concentrer sur ce bout de bois et sa drôle de dame pour ne pas voir la peur, et l'oublier. Les enfants ont le droit de faire ça.

Je regarde l'arceau de la moustiquaire au-dessus de moi. J'aurais adoré dormir sous cet élégant chapiteau de tulle blanche, enfant, parce que toute garçon manqué que j'étais parfois, c'était peut-être ce que j'enviais le plus aux princesses : ces hautes tours de tissus qui habillent leurs lits comme les voiles le visage des mariées. Mais aujourd'hui, cette moustiquaire accrochée à une corde rouge qui traverse la chambre aux murs décrépits a perdu ses allures princières. Je la regarde et je pense aux moustiques dehors, aux dangers qu'ils propagent de leur petite trompe méchante. Avant, je n'avais pas peur des moustiques. En regardant l'arceau de la moustiquaire au-dessus de moi j'essaie de ne pas penser à l'eau dont j'ai aspergé mon visage avant de me rappeler de ne surtout pas la boire. Avant, je n'avais pas peur de l'eau. C'est ma première nuit en Inde, à Chennai. Je viens d'arriver et toutes ces petites peurs viennent bourdonner à mes oreilles. Avant, je n'avais pas peur de voyager.

Je reconnais mes moments d'incertitudes, mes moments difficiles à toutes ces peurs qui se taisent le reste du temps, et qui font alors la ronde, se moquent de ma faiblesse et la montrent du doigt. C'est le jeu. J'en faisais déjà les frais il y a quelques petites années à peine. Mais je suis en Inde pour être plus forte que ça, pour dompter la peur, amadouer la sirène, revenir plus sereine, plus confiante. Passer une heure, seule, bloquée à l'immigration pour une erreur dans l'adresse de mon hôtel, et en sortir quand même. Prendre un taxi sur des routes sans code, où les gens roulent à l'envi dans un sens ou dans l'autre en plein milieu de la nuit, et arriver, fatiguée, dans un ravissant petit hôtel dont les palmiers de la cour intérieure sont encore décorés de guirlandes de noël décidément hors saison. Regarder la moustiquaire noire de mes petites frayeurs se tordre et s'enrouler autour de mon lit avant de m'endormir enfin, rêvant calmement de centaines de princesses sous leurs grands draps de tulle blanche.

Je n'ai rien vu de l'Inde que les centaines de gens à la sortie de l'aéroport, une circulation rocambolesque et un petit hôtel : ce que je découvre et comprends ce soir est en moi. Les enfants regardent la sirène, les adultes regardent le bateau : les pirates, eux, osent regarder tanguer leur propre cœur. Je compte les couleurs et les épices qu'il me faut pour guérir, pour gagner, pour rentrer et reprendre la vie qui, je sais, est la raison de toutes mes peurs ou, pour être exacte, la seule, de toutes ces peurs, qui soit vraie.

3 août 2023 : Summer Camp au Mont Dore

Aujourd'hui j'ai vu le vent danser. La littérature ne s'en lasse pas : les feuilles qui dansent sur les arbres, les fichus sur l...