samedi 4 avril 2015

3 avril 2015 - Nouvelle Orléans

- Donne-moi de l'argent ou je vais me retrouver à la rue !
- Quoi ?
- Donne moi de l'argent ou je vais me retrouver à la rue… Encore !

C'était un petit singe poilu rouge et jaune qui s'adressait à moi. Derrière le singe : une tête blonde de 7 ou 8 ans à peine, qui le faisait parler et bouger avec un art peu travaillé, un naturel qui appartenait plus à la folie qu'au spectacle.

- Où sont tes parents ?
- Je n'en ai pas.
C'est le petit garçon qui parlait mais le singe ne l'a pas laissé faire. La marionnette s'est tournée vers moi :
- Toi petite sal…
Oh ! Le garçon a pris la bouche de son singe et l'a fermement maintenue close.
- Tais-toi ! Fais pas comme la dernière fois.
C'en est suivi un dialogue surréel et incompréhensible, duquel je n'arrivais pas à tirer les phrases qui m'étaient destinées de celles qu'ils s'échangeaient l'un l'autre. Je souriais mais ce n'était pas drôle. Ils sont partis.

Derrière eux est passé un homme dont une jambe, plus courte, n'avait ostensiblement pas de genou. De ses cannes il faisait avancer cette jambe étrangère, qui faisait autant partie de lui qu'elle lui était récalcitrante, comme la voix du singe l'était au petit garçon.

Derrière encore, un chien danois a rejoint une sorcière vaudou. Gigantesque. Il était aussi grand qu'elle. Aussi stupéfiant. Aussi irréel… Elle, sans s'inquiéter, allumait ses lanternes dans la pénombre pour attirer les derniers touristes qui voudraient bien se laisser lire les lignes de la main. Moi, je ne veux pas que l'on me lise mon futur. Pas que j'aie peur de lui… Mais que choisirait-elle ? Si lire dans le passé des gens était un pouvoir, irait-on ? Que l'on me dise que je vais vivre cent ans ou que l'on me dise que j'en ai vécu trente, il ne faut toujours que 15 secondes pour le faire. C'est effrayant de savoir que l'on peut replier ma vie sur ces 15 petites secondes. Un mouchoir de poche, au creux de ma main. Je laisse ça à plus brave que moi.

Qu'importe d'ailleurs qu'on y croie. Ou que l'on croie aux chiens-chevaux, aux petits garçons schizophrènes ou aux vieillards désarticulés : ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas est aussi réducteur à définir que le passé et l'avenir.

Alors que j'écris ces lignes, une foule de religieux et de religieuses, une trentaine peut-être, sont venus s'installer avec quelques enfants de choeur sur la place devant moi. Au travers des ombres noires de leurs toges au clair de lune je ne perçois plus que la lumière furtive sur le visage parcheminé de la prêtresse vaudou qui s'allume un fin cigare. Les prêtres chantent et le médium qui lit dans les cartes de tarots frappe dans ses mains. Leur gospel sonne païen : il doit venir des siècles où l'on connaissait Dieu mais pas les églises. Chantez, chantez donc, mais pensez aux dires de Nietzsche (une fourmis comme une autre) : “Je ne saurais croire qu'en un Dieu qui saurait danser”…

On dit que la Nouvelle-Orléans est à la frontière entre les vivants et les morts, parce qu'il y a les gigantesques cimetières et les vaudous. Mais elle est à la frontière entre le réel et l'irréel, ce qui est sans doute la même chose.

dimanche 8 mars 2015

7 mars 2015 - Chicago vol. 5

Aujourd'hui, il fait 6°C dans les rues.

J'attendais le printemps comme jamais auparavant. Pourtant je pensais que le froid ne me touchait pas, que j'étais aussi libre ici par ce froid record que je l'aurais été n'importe où, tant que je le forçais à ne pas me toucher, tant que je me forçais à ne pas y penser. Tant qu'il n'avait pas d'importance.

Les gens à Chicago ont d'ailleurs par rapport au froid une forme de reddition : ils ne parlent jamais du printemps, ils n'attendent pas qu'il fasse bon. Quand on leur dit “quand fera-t-il plus chaud ?” Ils répondent toujours dans leur barbe un petit “un jour, je crois bien”. Ou “plus tôt que l'an dernier, si on a de la chance”. Les Chicagoans se préparent pour le froid comme s'il allait rester.
Ils se préparent ainsi pour tout. Tout est chez eux éphémère, et pourtant interminable.

C'est le sort d'une ville qui fut entièrement rasée par un incendie il y a moins de deux siècles et qui célèbre aujourd'hui parmi les plus grands, les plus beaux, les plus fantastiques immeubles du monde. Ce traumatisme-là est celui qui lui permet de savoir que tout est éphémère, mais que tout renaît toujours.

Aujourd'hui en sortant, le manteau ouvert et sans gants comme je ne pensais plus que ce soit possible, j'ai découvert une nouvelle Chicago, une Chicago avec des gens dedans. Je n'entends pas que jusque là personne ne sortait dans le froid polaire (après tout il faut bien vivre, surtout quand on n'attend pas que l'hiver se termine) : ce que je veux dire, c'est que j'en venais à voir les gens de Chicago comme une foule très… Indéterminée. New York me paraissait avoir du caractère, avec tous ses métissages, ses folies, ses humeurs. Chicago au contraire me semblait indéfinie. Quand j'y repense maintenant je me trouve bien naïve. Je vous le demande, à vous tous : quelle est la couleur des gens sous leur capuche ? Quelle est leur forme, dans ces manteaux ? Qui peut voir le sourire ou les pleurs derrière l'écharpe ? Qui reconnait vos mains sous leurs gants, vos yeux sous leurs lunettes ?

Chicago était pleine de gens cachés dans les carapaces moelleuses de leurs couches et sous-couches. Je redécouvre le Chicago des gens, tandis qu'à la faveur du soleil ils sortent doucement la tête de leurs coquilles.

dimanche 1 mars 2015

28 février 2015 - Chicago vol.4

Hier fut la journée qui restera (un certain temps) dans les mémoires comme celle de la fuite des lamas et de la robe qui divisa le monde. Ceux d'entre vous qui vivez dans une grotte ou n'utilisez internet qu'une fois par an pour vous rendre sur mon blog, je vous laisse faire vos recherches. Quoiqu'il en soit, cette robe est blanche et dorée, que l'on me prouve ou non le contraire.

Mais de fait, robe noire, robe blanche, lama noir, lama blanc, chat noir, chat blanc, c'était une très belle journée. Et même si le fait de voir blanche et dorée une robe qui s'avère noire et bleue (là encore, faites vos recherches) m'a beaucoup trop agacée dans un premier temps, j'en ai tiré au final un bel enseignement de hippie moderne sur l'acceptation des différences, des perceptions, et une nouvelle remise en cause de la réalité, de la vérité, du fait, ce qui ne fait jamais de mal. J'ajouterai que le “débat” sur la couleur de cette robe était d'autant plus douloureux pour moi qu'il n'y avait aucune possibilité… eh bien, d'en débattre. On n'argumente pas sur les couleurs. On ne met pas de mots sur une couleur. Une couleur est ou n'est pas, et aucun argument ne pourrait jamais changer la validité de ce fait. Ce n'est pas nouveau, il y a des vérités que l'on ne peut pas remettre en cause. Pourtant, quand on ne peut pas remettre en cause une vérité, il faut accepter de s'y rendre. Et me voilà prise dans un tourbillon désagréable : je ne peux pas accepter mon erreur - car ce n'est pas une erreur, la robe est blanche telle qu'elle m'apparait - mais je suis obligée de me rendre à l'opinion contraire. Cette impasse, ce paradoxe de devoir admettre ce qui n'est pas parce que ce qui est n'est pas, explique à la fois mon désœuvrement et le fait que j'aie pu en tirer au fond tant d'enseignements… durement gagnés. Vous pourrez toujours dire que c'est beaucoup de bruit pour pas grand chose, qu'encore une fois ce sont les éléments les plus superficiels et futiles qui font le tour du monde… je vous répondrai que si on trouve en soi la possibilité d'accepter qu'une robe blanche EST bleue, on a trouvé en soi une des clés du vivre-ensemble.

Je passerai sur les lamas, mais sachez que le lama blanc était blanc et le lama noir était noir.

Ces mèmes, finalement, n'étaient pas loin de faire écho à ma visite de l'Art Institute de Chicago. La visite fut courte puisque je n'y ai contemplé que les œuvres de l'aile réservée à l'art contemporain. Comme à mon habitude, je suis restée très hermétique aux différentes installations de Pollock et consorts. Je n'ai jamais réussi à passer le pas de ce questionnement “pourquoi est-ce de l'Art?” pour aller chercher dans ces œuvres quelque chose qui pourrait me toucher, intimement. Je suis sceptique en art comme en science, et comme une enfant je considère qu'un tableau blanc dans un cadre noir, c'est avant tout un espace que l'on va pouvoir emplir de quelque chose. Que de temps gâché, que d'espace gâché, que de futilité et de vanité ! Cette femme, par exemple, qui a peint chaque jour un tableau noir où elle écrivait en lettre blanche la date, et qu'elle se forçait à terminer dans la journée (se prenant en photo avec un journal du jour, pour preuve -et pour légitimation?- de sa folie), combien de milliers de journées a-t-elle passée à peindre ce qui n'était pas de la peinture pour, à ce qu'en disait le panneau “célébrer chaque jour comme étant un jour de plus durant lequel elle était vivante”. Les a-t-elle connues, ces journées qu'elle a passé à peindre un chiffre, ou les a-t-elle gaspillées ? Et c'est le terme de “gaspillage” qui me reste souvent au palais en visitant les musées d'art contemporain. Au delà de la moquerie, du début de la modernité tournée sur elle-même dans un mouvement perpétuellement “méta”, il y a dans toutes ces œuvres un sens permanent du gaspillage : de temps, d'argent, et de sens.

Mais il fallait aller tout au bout même de cette aberration, car les artistes contemporains - cela je le leur reconnais – n'abandonnent jamais en chemin. Au bout de cette aberration, donc, il y avait une pièce avec au centre, un gros tronc creux d'arbre mort. C'était un tronc énorme, et aussi inutile ici qu'il l'aurait été sur le bord d'une route. Un arbre auquel au premier abord personne n'avait ajouté de sens, de sensibilité ou de sentiment. Un arbre, donc, pas une œuvre. Mais l'artiste m'a fait mentir : en s'approchant un peu, on découvrait que l'arbre était… en bois. Ne riez pas, l'arbre était en bois et je n'en commente pas la matière, je commente l’œuvre elle-même : tout ce tronc, creux, rongé par le temps et les mites, avait été reproduit, gravé méthodiquement dans un gigantesque bloc de bois brut. L'artiste, selon ses propres mots paraphrasés, avait donc redonné à l'arbre mort une vie, aussi éphémère que celle dont il l'avait tiré. Et soyons honnêtes, les mots sont de moi, la sculpture d'un contractuel japonais : l'artiste n'avait eu de cette œuvre que l'idée, pour ajouter presque à la vanité de ce travail. L'aberration, que dis-je, le ridicule de cet arbre sculpté dans un arbre m'a tout à coup donné envie de rire, toute seule, dans la grande salle blanche. Quelque part, en allant tout au bout de la bêtise que représente souvent pour moi l'art contemporain, il avait réussi à tirer l'essence de ce qui est nécessaire à l'Art : l'émotion.

J'avancerai que ces deux robes cachées l'une dans l'autre sont à leur façon elles aussi le point où la vanité du mème rejoint quelque chose de plus singulier, et de bien plus important. Et pourtant, à ce moment-là de la journée, la robe n'était connue que de la femme qui allait la porter au mariage de sa fille, dans une insouciance qui, rétrospectivement, me fait sourire.

Mais rassurez-vous : les deux lamas étaient déjà en liberté, se riant allègrement de ceux qui voulaient les attraper. Il y a parfois deux faces à notre perception du monde : côté pile la robe bleue, sensée, intangible ; et côté face la robe blanche, aberrante, fantasmée, celle des lama évadés et du bois gravé dans du bois, dont la réalité est fluctuante et qui est aussi riche en enseignements qu'elle est pauvre en sens.

vendredi 20 février 2015

20 février 2015 - Chicago vol.3 bis

La Veuve Joyeuse.

Il vous faudra monter au 13ème étage, quatre étages au-dessus de mien, pour aller la trouver dans son appartement chaud et confortable comme un cocon, éclairé de dizaines de lampes et de luminaires aux designs colorés et souples.

Il vous faudra vous pencher un peu : elle est petite, la Veuve Joyeuse. Élégante aussi. Elle a un visage rond et enfantin - les yeux cernés de rides de ceux qui ont passé toute leur vie à sourire - mais elle l'a encadré de cheveux blonds salés en coupe stricte, comme pour rappeler que, toute joyeuse qu'elle soit, on ne la lui fait pas.

Et en effet, on ne la lui fait pas, à la Veuve Joyeuse, car elle connait tout : les Opéras et leurs chanteurs, les buildings de Chicago et de Toronto, l'histoire de son pays, la science du monde, les parures irlandaises et les plats italiens, les peintures et leurs peintres, les flots des rivières et l'étendue des lacs… Elle sait tout et il y a de l'humain dans tout ce qu'elle raconte. Elle sait tout en souriant, car elle n'est pas inquiète du passé et de l'Histoire : pour la Veuve Joyeuse, il n'y a rien de plus inconséquent que le passé, et rien de plus passionnant pourtant. Si par malheur elle ignorait la réponse à une de mes questions, ou plus probablement à l'une des siennes propres, je recevrais le soir même un e-mail expliquant tout dans les moindres détails, agrémenté de petites anecdotes et de petite poésie. Et le plus souvent, à la fin de son e-mail, il y aurait une invitation à l'Opéra, au musée, au cinéma, à un concert… Ou bien pour que je la retrouve chez elle, autour d'un thé et de dizaine de petits gâteaux secs pour, comme elle le dit elle-même, “regarder fondre la neige”.

Et quand elle ne m'envoie pas de mail, elle glisse sous ma porte une invitation ou un prospectus, sur lequel au stylo rouge elle aura entouré un évènement et écrit “Je m'y rends : veux-tu venir?”

Parfois dans ce qu'elle raconte, au détour d'une anecdote, il y aura feu son mari, sorti de son coin d'absence qui n'a rien de sombre, rien de sinistre, un coin d'absence chaud et cotonneux sur lequel la Veuve Joyeuse laisse toujours traîner la lumière d'une de ses lampes colorées. Elle dira : “j'ai acheté ces trois miroirs parce que je les trouvais amusants. Mon mari les trouvait ridicules, mais je les trouvais amusants, alors j'ai gagné”. Alors son mari s'est comme caché derrière les miroirs, dans les chaises et les recoins du salon.

Il lui faut pourtant beaucoup d'entourage, à la Veuve Joyeuse, beaucoup de monde pour remplacer minute après minute son compagnon de toujours. Elle s'entoure et elle s'occupe. L'une de ses amies, de quinze ans son aînée peut-être, une autre résidente de l'immeuble, est veuve elle aussi. Elles vont ensemble presque partout : la Veuve Joyeuse trottinant doucement, son amie glissant dans une voiture gigantesque qu'elle n'est plus en âge de conduire, et que je trouverais déjà trop grosse pour une famille de catcheurs. Mais cette veuve-là a le regard perdu dans le vide qu'ont les vieillards : elle regarde au-delà du présent, comme si par magie le présent lui-même était devenu inconséquent. Il n'y a plus que du passé dans la vie de son amie, mais un passé plein de douceur, un passé sans encombre. Elle glisse, elle glisse, et rien ne la retiendra plus. En attendant, elles se sont toutes les deux créé un quotidien de petites attentions, simples mais formidables : les jours d'Opéra, elles se rendront à midi à l'ICON Roosevelt qui en fait la retransmission, avec chacune dans son sac un déjeuner préparé spécialement pour l'autre, qu'elle découvriront chacune pendant l'entracte, au moment de boulotter la salade, le sandwich ou les cookies préparés par l'une ou l'autre. C'est le genre de quotidien que se crée la Veuve Joyeuse.

Lorsque j'ai appris que sa famille viendrait la voir pour une semaine, j'ai supposé que je ne la verrais pas de tout ce temps, et j'ai donc entrepris un quotidien plus solitaire. Et pourtant, hier, en même temps qu'un message me conseillant de rester en intérieur par les -20°C qu'il faisait dehors, la Veuve Joyeuse m'a proposé de rejoindre sa famille chez elle à 18h, à temps pour le repas. Je me suis exécutée.

Il y avait là son beau-frère, sa femme et leurs neveux. Ce par quoi j'entends : le frère de feu son mari, la femme de celui-ci, et les deux fils de l'autre frère de son mari, ce que j'ai mis presque toute la soirée à comprendre. Il manquait des rouages importants à cette machine généalogique, ce qui rendait ce bout de famille à trou encore plus étrange et joli à mes yeux.

La Veuve Joyeuse était ravie et faisait des bonds de puce de sa chaise à sa cuisine américaine, où je la voyais parfois hocher de la tête à ce qui se disait à table, étrangement seule parfois dans cette soirée qu'elle avait pris soin d'organiser. Elle me rappelait qu'au cœur des astres les plus chaud se trouve parfois un véritable trou noir, mais faute de pouvoir empêcher cette mélancolie, comme elle je ne voulais pas la voir.

Et de fait j'ai beaucoup ri hier soir. C'est une magie de la langue anglaise véritablement, que de pouvoir rire à ce point avec des gens dont on connaît si peu de choses. C'est que la langue française est une langue de subtilité, de précision, qui peut définir une teinte ou la plus fine pensée philosophique avec forces circonvolutions et une grammaire complexe. La langue française est à manier comme les immenses foulards des majorettes. Mais l'anglais est une langue du rythme. Toute l'expressivité ce fait dans un silence. Le format “mot-mot-mot silence-silence mot-mot” exprime tout autant que ce que les mots signifient eux-mêmes. C'est du morse porté au carré, ou bien des baguettes sur un tambour. Et c'est donc parfait pour l'humour, qui tient tant à cette question de rythme.

Me voilà donc à table avec ma veuve joyeuse, un couple de professeurs (de mathématiques et d'anglais) proches de la retraite et qui abandonnent leur vie à Seattle pour s'installer pendant au moins deux ans à Taïwan, le jeune patron du plus important bar gay de Chicago, et… son frère, propre sur lui, dont personne n'a jugé bon avant la toute fin du repas de me dire ce qu'il faisait de sa vie. Pourtant, en quelques minutes à peine, je savais tout de sa vie sentimentale chaotique, qu'il racontait de façon distancée et hilarante sous le bombardement de questions de son oncle et de sa tante.

S'en est suivi un long débat sur l'appartenance de Taïwan à la république de Chine ou sa supposée indépendance. Puis une petite remarque sur l'ambition gigantesque de la Chine. Puis le débat a gentiment dévié - je dirais presque géographiquement dévié - sur la belle-mère Vietnamienne et sur son livre auto-édité et vendu à 200 exemplaires, dont la tablée a convenu que les acheteurs étaient tous ou presque présents dans cette salle…

Entre-temps, et c'est une parenthèse que je fais pour mon propre plaisir, la professeure d'anglais s'est tournée vers moi pour me demander, pour la deuxième fois cette année, d'où venait mon accent britannique. Un accent duquel je suis complètement innocente mais dont je suis pourtant très fière.

Vers la fin du repas, le plus jeune des frères est parti travailler au bar, et la conversation s'est naturellement tournée vers l'autre des neveux, qui avait bizarrement évité de me regarder tout au long de la soirée. La fatigue aidant, j'avais de plus en plus de mal à comprendre la conversation : ça parlait d'enfants et de Mexique. De beaucoup d'enfants. J'étais en réalité de plus en plus perplexe : il me semblait comprendre chaque phrase individuellement, mais rien de ce qu'il disait ne faisait sens. J'ai dû lever un sourcil ou regarder trop longtemps dans le vide car la professeure d'anglais est venu à ma rescousse : John (dont je ne crois pas que ce soit réellement le prénom, je l'ai perdu dans l'ascenseur en revenant chez moi) travaille en effet pour le gouvernement américain (ce qui faisait sens avec le costume et la grosse montre, et le grandissait encore de quelques centimètres, le faisant maintenant approcher sans mal des deux mètres). Il est en charge des enfants.

Je me l'imaginais en baby-sitter géant au costume rayé, avec son visage poli et courtois… ça ne tenait pas la route. L'explication a continué : il se trouve que les États-Unis, pour lutter contre le trafic sexuel, a annoncé que les enfants sans papiers qui traverseraient la frontière ne seraient pas renvoyés dans leur pays, mais seraient pris en charge et amené aux membres de leur famille de ce côté-ci de la frontière s'ils en ont. Des milliers de familles d'Amérique du Sud envoient donc leurs enfants, souvent par deux, tenter de traverser la frontière. S'ils ne se font pas tuer, enlever, arrêter ou ramener d'ici à ce qu'ils se retrouvent aux États-Unis, ils sont amenés à Chicago, où John se chargera (pas tout seul ; même quand on fait deux mètres ce n'est pas possible, j'ai bien calculé) de leur donner un logement provisoire de deux mois, des cours d'anglais, et de retrouver les membres de leurs familles ou des centres d'accueil de ce côté-ci de l'Atlantique. La Veuve Joyeuse sautillait de fierté sur son siège, une fierté qu'elle n'avait pas non plus dissimulé en parlant du bar gay de son autre neveu, ou même du projet de voyage de son beau-frère… une fierté qui était pour elle le signe même de ce repas. Elle m'avait posée là pour être témoin de sa magnifique famille, et je ne voulais pas être ailleurs. À son grand plaisir je ne cessais de poser des questions, la première d'entre elles étant “Pourquoi diable enverrait-on des enfants qui passent la frontière du Mexique à Chicago, de l'autre côté du pays, où il fait -20°C?” La réponse était aussi surprenante que le projet lui-même : parce qu'aucun État n'a accepté de supporter ce programme, excepté l'Illinois. Car cet État particulièrement est très fier de son gouverneur fait maison, un dénommé Barack Obama, et que, comme John le disait simplement : “Quand papa dit quelque chose, on fait ce que papa a dit”. Voilà comment Chicago est devenu la ville des enfants d'Amérique Latine.

J'étais tout à coup très à l'aise. La Veuve Joyeuse à ma droite hochait toujours de la tête à ce que je disais, la professeure d'anglais à ma gauche s'exclamait régulièrement “c'est une excellente question”, et John me regardait tout à coup avec un intérêt un peu trop appuyé. Lorsque le professeur de mathématique a déclaré tranquillement “et pourtant, on sait bien qu'on ne peut pas tous les laisser entrer”, j'ai eu peut-être une seconde pour me poser la question : “es-tu vraiment capable de tenir un discours sur les choix politiques américains, et quand bien même tu le serais, peux-tu vraiment faire cela en anglais ?”… J'ai pris une longue inspiration et je me suis lancée dans une diatribe sur la légalisation des drogues dures en Colombie, à titre d'exemple.

Le temps que la discussion se termine le regard de John s'était fait véritablement insistant, comme s'il avait voulu rattraper le temps d'un dessert tous ces moments où il m'avait tourné le dos au cours du repas. Il était temps que je prenne l'ascenseur pour rentrer chez moi, et quand je suis partie, ma Veuve Joyeuse était heureuse.

20 février 2015 - Chicago vol.3

Hier soir j'avais déjà écrit ce volume 3, un long texte qui me tenait très à cœur et que je venais tout juste de terminer, très bêtement directement sur ce site. Mon ordinateur, alors que j'écrivais mon dernier paragraphe, a gelé. J'ai eu le temps de répéter trois fois “Ne me fais pas ça - Ne me fais pas ça - Ne me fais pas ça”, et il s'est éteint, emportant avec lui tout ce que je venais d'écrire.

Je me sentais comme une vieille dame qu'un voleur à l'arrachée venait d'alléger de son sac et qui le regarde partir, interdite. Ou comme ces enfants qui s'apprêtent à mordre dans un énorme gâteau qu'un chien plus gros qu'eux avale d'une seule bouchée, d'un seul coup de gueule, en passant. Le sentiment est bien plus persistant, et je regarde le chantier de ce texte avec des membres lourds.

mardi 17 février 2015

16 février 2015 - Chicago vol.2

Cela fait quelques jours que je n'ai pas alimenté mon blog. Ce n'est pas que je n'aie rien à raconter, j'aurais eu je crois de belles choses à dire sur un club de blues, sur les clochards des rues américaines, sur cette journée où le chauffage ne fonctionnait plus dans l'appartement (et dont je suis ressortie vivante), ou sur les immeubles Art Déco de Chicago qui ne manqueront pas d'alimenter d'autres parties de ce blog.

J'avais prévu de rester vague, et de dire quelque chose sur l'amie qui est venue me voir une semaine entière. J'aurais sous-entendu qu'elle occupait mes jours entiers et que je n'ai pas pris le temps d'écrire. C'était vrai. Et vrai aussi que j'écrivais un court métrage aux tonalités horrifiques que je souhaitais proposer à un concours, un autre.

Mais est vrai plus que tout qu'après l'écriture de ce scénario, je ne voulais plus écrire. C'est peut-être de 48 heures de ma vie dont on parle ici, mais ce sont 48 heures qui ne ressemblent pas à beaucoup d'autres. Depuis ma première rédaction au CP qui disait quelque chose comme “J'ai marché dans la neige avec papa et maman et on a vu un renard, un votoure vautour et un sanglier”, jusqu'à la dernière phrase de ce dernier court métrage (“Dès qu’elle l’a quitté, le vacarme d'une foule se fait entendre, de plus en plus fort, à la limite de l’insupportable, dans le cimetière vide, jusqu’à être noyé dans une musique métal violente qui servira de support au générique.”), j'ai certes passé un certain nombre de jours sans écrire mais peu sans vouloir écrire, et encore moins en REFUSANT d'écrire. 

Et puis ça a commencé un lendemain de Saint Valentin par un refus, un rejet. Je suis allée sur la page d'un concours américain de scénario, pour voir quels étaient les 500 scénarios qui avaient été tirés du lot de 5.000 misérables dossiers pour passer à la phase suivante du concours et, malgré des retours honorables, je n'y étais pas. “To the knacker’s yard”: pas à “T”, pas à “K”. J'ai relu les 500 titres un à un à voix haute, comme une machine parlante. Puis j'ai lu les 500 noms des 500 auteurs qui avaient la chance d'avancer d'une case dans le grand jeu de la scénarisation. Et ne vous méprenez pas, ce n'était pas mon premier échec en la matière, j'ai déjà rayé quatre concours de la liste de mes propositions. Rien de nouveau, donc. Et comme à chaque fois, je muscle ma mauvaise foi ou ma confiance en moi (quand cela ne revient pas au même) en répétant des phrases toutes faites à base de “ce n'est pas le genre de truc qu'ils recherchent” ou encore “la prochaine fois je leur ferai un putain de film de super-héros viriliste avec des meufs qui montrent leur cul et un chien adorable qui penche la tête quand on lui parle”.

Et ce muscle il connait la chanson, parce qu'il connait bien aussi ces lettres des maisons d'éditions que j'agraffe sans savoir pourquoi à leur accusé de réception et que je trie maniaquement par ordre d'envoi ; et qui sont toutes des variations de “nous avons le regret de vous annoncer”… Ce qui serait déjà pas mal si ce regret était réellement ressenti par quelqu'un, qui glisserait le papier de refus dans l'enveloppe la main tremblante et l'oeil humide, avec un dernier regard mélancholique vers un comité de lecture hargneux et réprobateur.

Mais, que dis-je, qu'il avait travaillé déjà ce muscle lorsque je lisais un court métrage dramatique, sensible et un poil premier degré à des amis réalisateurs qui opinaient tous de la tête (“Bien, oui, très bien. Et puis tu as raison, scénariste EST un métier. Les réalisateurs devraient vraiment apprendre à faire appel à quelqu'un quand ils en ont besoin”) avant de tous retourner à l'écriture d'un scénario qu'ils savent parfois médiocre, qu'ils détestent parfois écrire, juste pour dire que ce film, même tout tordu, même tout pourri, il leur appartient. Je les entends d'ici “À moi ! Mon prrrrrécieux”, et moi je leur tends mes films bras tendus et mains ouvertes, en laissant à mes genoux tout l'égo dont je dispose, et même comme ça, ils ne voient pas.

Et que ne passe-t-il de temps à travailler ce muscle chaque fois que je me demande pourquoi mes connaissances et amis dessinateurs ne me répondent pas lorsque je leur envoie mon scénario de bande dessinée ? Pas un seul refus, pas une seule réponse positive : pas un seul mot.

Alors, ce muscle qui avait tant travaillé à maintenir mon égo hors de l'eau, qu'il ait été trop faible ou mon égo trop lourd, il a lâché d'un coup, sans rien dire. Je me suis sentie glisser dans la noirceur du doute, où j'ai trouvé le véritable moi, tordu et fripé, les yeux encore fermés, les membres atrophiés, sans air et sans pouvoir : un fœtus. Je ne suis pas encore née scénariste. Je suis là - j'ai tout ce qu'il faut, non ? - et je pousse et je pousse mais personne ne veut me faire naître. On se sent seul là-dedans : y a-t-il vraiment quelqu'un dehors qui m'attend ? Est-ce que je suis vraiment promise à la vie… de scénariste ? Cette vie existe-t-elle vraiment ? L'ai-je rêvée ? J'ai des poumons pour respirer et un cœur pour créer, n'est-ce pas, je n'ai pas pu me tromper, dites-moi ? Je n'ai pas pu passer toutes ces années de ma vie à me préparer pour un mirage ?

Des fonds de l'abysse j'entends la voix de mon compagnon, toute douce, qui me dit que je peux le faire, sortir, hurler un bon coup et connaître mon nom, le voir sur une couverture ou au bas d'un générique. Mais je l'entends si faiblement - je suis si loin encore d'être née alors je l'entends si faiblement… Et si je ne naissais pas ? Et si je restais là et que j'écrivais une thèse - non pas une thèse, même les études comme par miracle je ne sais plus y faire. Alors disons, si je restais là, assise, et que j'attendais que n'importe qui me traîne vers n'importe quelle vie ? Même cela me paraît impossible. Il faudrait que “n'importe quelle vie” existe, mais “n'importe quelle vie” n'existe pas. Seul le choix existe.

Il manque peut-être quelque chose à mon propre corps, quelque chose de vital sans lequel je ne peux sortir ! Quand je l'aurai trouvé il y aura tout un monde pour m'aider à naître ! Je touche mon petit corps rabougri à la recherche du talent : est-ce ceci ? Non, c'est un orteil. Cela ? C'est un œil. Ou encore cela ? C'est un dos. Et qu'est-ceci ? Une oreille. Plus profond ? C'est un cœur…

Mais finalement mon mystérieux muscle a repris des forces miraculeusement. Mes questions se sont estompées sans trouver de réponse. Il m'a tiré vers la surface, doucement mais sûrement, jusqu'à ce que je respire de nouveau. De là je me suis dit “tous des crétins” : mon égo était là, à peine amoché, un sale hématome au coin de la gueule, mais rien de plus.

Et puis je me suis dit : c'est quoi la suite ? Une nouvelle en anglais pour le Printer’s Row du Chicago Time ? Une émission radio de vingt minutes pour France Inter ? Une lettre à celui qui continuait de crier même quand je ne pouvais pas lui répondre ? Un article de blog ? Tout, peut-être.

J'ai repris ma plume.

vendredi 6 février 2015

4 février 2015 - Chicago vol. 1

Je n'avais pas prévu New York. Je ne pense pas d'ailleurs que New York puisse se “pré-voir” : on ne peut pas voir à l'avance, voir de si loin, une ville telle que celle-là qui en devient plus petite, plus floue et plus grise qu'elle ne l'est. New York, un européen la découvre au premier pas ou au millième, mais pas avant.

Mais de Chicago j'avais fait en esprit un collage. J'avais pris quelques éléments de New York, d'autres de Toronto, scotché un ciel canadien sur une terre américaine, la population de Brooklyn et les pompiers de Manhattan, et puis je faisais tenir le tout par un seul fil de métal, une ligne de métro aérienne dont je ne savais pas très bien où la mettre.

Et hier en sortant, c'est ce collage que j'avais sous les yeux, partout, et - appelez ça un esprit de contradiction - je déteste avoir raison. C'était agréable mais sans charme, grand sans extravagance, joli sans beauté. J'ai avalé un hamburger informe dans un MacDonald au mobilier créé par des designers de toutes époques, suis entrée dans des boutiques rocambolesques, puis j'ai visité le “moulin à poivre gothique” dont parlait Oscar Wilde, un château d'eau incongru au dernier degré (“Mais où est ta maman, petit bâtiment ?”). Finalement, sans trop y croire, je me suis arrêtée devant le building John Hancock… pas le plus grand de Chicago et certainement pas le plus beau, empâté aux jambes et petit à la tête : un bâtiment bête. Au 94ème étage se trouve l'observatoire que vous pouvez atteindre pour $18. Je regardais sans y penser le gros idiot : habituellement, je n'aime pas trop grimper en haut d'une tour pour regarder la ville. Quand tout devient petit, il n'y a plus rien à voir : plus de building, plus de gens, plus de parcs, mais des flaques de couleurs sans trait et sans dessin, sans forme ni texture. J'allais faire demi-tour, mais le panneau à ma droite accrocha mon regard : Signature Lounge, 95ème étage. On y sert boissons et cocktails. Je ne dirais pas non à une petite bière…

Là-haut j'ai bu mon premier verre avec Chicago. - “Enchantée”. Une bière ambrée à la main, je regardais le ciel se pencher sur la ville… Sur la ville, mais pas seulement : sur le lac et les plages enneigées à ma gauche, sur la rivière, sur les immeubles presque aussi haut que le mien et tous au même endroit, sur les tout petits immeubles ridicules partout autour, sur l'horizon où le soleil se couchait comme pour me faire un lent clin d’œil impertinent. La ville gardait d'ici sa géologie propre, son expression, et minute après minute les lumières s'allumaient autour de moi en lent feu d'artifice. Je pensais combien la ville est une nature comme une autre, combien elle est organique, quelle facilité il y avait à voir le lac rejoindre le béton sans haine, sans remontrance. Combien il faut détester l'espèce humaine - se détester, soi - pour détester les villes.

J'ai continué de regarder le soleil couchant jusqu'à la dernière gorgée de ma bière, jusqu'à ce que le soleil rouge ne donne plus de sens à son ambre, et jusqu'à ce qu'un couple élégant vienne s'asseoir à côté de moi, elle et lui se regardant l'un l'autre comme si le paysage au travers des fenêtres était aussi évident que la jolie tapisserie de leur salon.

Et, après cette première rencontre, j'ai vadrouillé dans le Chicago nocturne, qui prenait tout à coup sens. L'architecture prenait ses volumes, les bâtiments et les gens se répondaient à merveille, et le train aérien faisait trembler les uns comme les autres. Je ne pouvais plus m'arrêter de marcher et de regarder, jusqu'à ce qu'épuisée mais satisfaite, je me retrouve seule au monde sur la plage, les pieds dans la neige vierge recouvrant le sable, à regarder le lac qui était une mer, et au-dessus la lune. Ou étais-je sur la lune à regarder la terre ?

Car comme la Lune, Chicago est une ville qu'il faut rencontrer de loin, qu'il faut “pré-voir”, pour mieux la toucher.

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