vendredi 24 mars 2023

23 mars 2023 : Rome

La journée, je traverse Rome dix fois, cent fois, comme la touriste que j'aime être : je ne visite rien ou presque, mais j'absorbe à l'infini, en même temps que le soleil printanier, le sentiment de la ville, son flux, son rythme, sa respiration. 
Il y a quelque chose dans la respiration d'une ville comme Rome qui est touchante. À la fois toute pleine de passé, et violemment en désir de jeunesse, d'actif. Ça décale, ça décalque, ça passe la nostalgie au présent et toute chronologie devient improbable, tordue, délitée. La respiration de Rome c'est un souffle inversé, une syncope sur l'ordre des choses. Alors respirer avec Rome c'est en accepter l'aberration et ressentir l'émotion qui l'accompagne. Elle bat comme diable et trahit pourtant sa torpeur de vieille dame.

Le jour, je bouge et, parce que seuls les gens immobiles peuvent être réellement solitaires, je ne suis pas seule. Non, ne peuvent pas être seuls ceux qui vont quelque part et moi, les amis, j'ai toujours une destination : une place, un café, un rendez-vous, un point sur la carte, un kiosque où acheter un Chinotto, une soirée où aller danser, un cloître où me protéger du soleil, une rue à traverser. Il n'y a pas moins seul que moi dans toute la ville, dans tout le vieil empire.

Mais le soir, alors que j'ai emmagasiné toute cette virulente nostalgie romaine, je m'offre enfin la possibilité d'être seule le temps de la digérer. Et c'est au milieu de huit autres que je m'y emploie. Je vous écris, assise sur mon lit superposé, dans l'obscurité, et nous sommes quatre à nous tenir exactement de la même façon, seulement éclairés de nos téléphones. Quatre ombres solitaires qui se font écho, dans le dortoir de cette auberge de jeunesse. Je ne suis plus tout à fait sûre d'avoir la jeunesse assortie à l'auberge, mais cela ne semble heurter personne. Les quatre ombres plongées sur leurs écrans n'ont pas d'âge. Elles changent chaque soir ou presque. Parfois, les hommes sont torse nu, les femmes ont des nuisettes rigolotes de petites filles, et personne ne parle. Tant que personne ne parle et que personne ne bouge, on est réellement, complètement, délicieusement seuls.

Je rentre le soir dans la chambre où ils sont déjà six ou sept à s'occuper petitement et c'est amusant parce que tout le monde sait que le sol, c'est de la lave. Nos lits sont encombrés de tout ce qu'on peut y mettre, et chacun se reconstruit sa solitude de ces petites forteresses informes. Lorsque j'entre, deux ou trois d'entre eux lèvent les yeux et tentent un sourire, mais ils regardent si obstinément à l'intérieur d'eux-même que les sourires ne sont que des simagrées de ponts-levis : ils n'arrivent jamais tout à fait jusqu'à moi. Je trouve ça joli ces tentatives de douceur qui restent bloquées en eux-mêmes. 
Les ombres changent chaque soir, mais jamais elles ne parlent. Ça casserait toutes ces petites paroisses de draps froissés et ce serait bien dommage. On ne dort bien qu'à observer notre propre solitude. La lumière vacillante du dernier à venir se coucher en sort parfois un de sa torpeur, et alors l'heureux réveillé peut contempler à nouveau sa solitude en revers du ronflement de l'un ou de la respiration de l'autre, s'en délecter, la trouver reposante, se rendormir.

Demain, nous entrerons dans le flux de Rome. Car nous sommes une légion d'ombres à s'allumer au petit matin. Des milliers à arpenter la ville en tuant notre solitude par une juste obstination. Nous réveillerons Rome, et nous lui tiendrons compagnie.

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