dimanche 29 décembre 2019

28 décembre 2019 - Gand, Belgique

Je voyage encore, peut-être plus que jamais. J'ai toujours mille choses à raconter, mais j'en raconte moins. Non que je n'aime plus écrire, non que je «préfère» danser.
Longtemps la cigarette occasionnelle - qui l'est sans doute moins - a été pour moi une façon de me mettre à l'écart du tourbillon de l'existence, de l'observer et, finalement, de le raconter. Aujourd'hui, au contraire, c'est une façon de faire partie du monde et il est rare que j'en allume une sans un ami ou une nouvelle connaissance avec qui la partager. Mais ce soir, à Gand en Belgique,  à 4h du matin, en plein festival de danse, je suis sortie en griller une. Je me suis installée sur un petit coin de fenêtre invisible, et j'ai regardé les swingueurs sortir à la fin de leur longue soirée. Et il y aurait tant à dire, sur les chaussures blanches et les écharpes en laine, sur les taxis et les vélos. Mais il m'est apparu tout à coup que tout ce que j'ai jamais pu raconter, c'est ce que je ne vivais pas. J'ai longtemps cru que pour écrire, il fallait expérimenter. Mais aujourd'hui je réalise qu'écrire, c'est souvent rester au contre-temps. Se lotir dans les creux de l'existence, être là mais ne pas en être. Blottie sur un rebord de fenêtre, c'est regarder.
J'écris moins, donc : non que j'ai moins à dire, mais je ne peux pas vivre la vie et la dire aussi. Éternelle spectatrice, j'ai voyagé sans jamais rencontrer d'ami. Je me sais sociable et - j'espère - aimable, mais je protégeais sans y croire une écrivaine en moi. La voilà sans regard, et avant que des mots ce sont des yeux qu'il me faut.

Passionnée de cinéma, passionnée d'écriture, il m'a toujours fallu être celle du dehors qui regardait en dedans. Passionnée par la danse, c'est tout le contraire. Les yeux pour les pieds, les doigts pour les hanches, je compte mes deuils en même temps que mes gains. Pour un rire qui me vient à la gorge il en est 100 dont je ne peux parler. Mais pour 100 rires que j'ai décrit en 30 années, il en est un - au moins - que je n'ai pu produire.

Alors c'est à vous que je le demande : que vaut un rire que l'on vit, que valent 100 rires dont on parle ?

lundi 4 novembre 2019

4 novembre 2019 - Budapest (Lindy Shock)

Le Lindy Shock à Budapest est, comme l'an dernier et comme toujours d'après les souvenirs qu'en ont les aînés de la discipline, le lieu d'une communion qui associe les plaisirs simples et bon enfants d'une danse vivante et vivace, de rencontres internationales incessantes ou de cours passionnants avec une forme inattendue de décadence : le sommeil qui, cinq à sept soirées de suite, se retourne peu à peu sur lui même, renversé façon sling shot. La nuit et le jour qui se croisent en quinconce. Les repas qui ne savent plus ce qu'ils sont. Les courses improbables sur les toits des péniches.

Après cinq jours de cette impertinence aux règles du corps et à celles de la nature, rien de plus indiqué que de quitter la soirée - 8h du matin éclairant le Parlement d'une pluie lourde -, d'avaler avec un café de mauvaises crêpes réchauffées dans le premier restaurant du coin et d'aller se poser aux thermes. J'en connaissais deux, larges et solides comme tout Budapest, mais aujourd'hui c'est à Kiraly que nous nous sommes rendus, et c'est vers Kiraly que mes pas endoloris ne manqueront pas de me ramener, si ce n'est l'an prochain, peut-être le suivant.

J'aime peu les cathédrales et les palais, je me sens rarement à l'aise dans les lieux qui n'ont pas été produits pour les hommes, mais pour leurs dieux ou leur pouvoir. Si c'est une maison, il faut que je veuille y vivre, si c'est un abri, que j'y aie chaud, si c'est un jardin, que j'y sois libre. Les deux premiers thermes, célèbres, beaux et grands, laissaient mon âme timide. C'étaient des cathédrales soviétiques, pleines de convictions mortes. Je ne dissuaderai personne de s'y rendre, il y a de quoi voir. Mais c'est à Kiraly qu'il y a de quoi vivre.

Le bain central, si sombre qu'il s'apparente à une grotte, est surmonté d'un dome curieux, peut-être laid, mais oh combien palpable et humain. Un dome simple, percé d'une trentaines d'ouvertures hexagonales, de petits trous de jours impuissants - autant peut-être que les étoiles - à nous éclairer. Depuis chacune de ces ouvertures l'humidité a produit de larges trainées noires qui s'échappent chacune vers le sol. L'ensemble forme une étrange cérémonie de fantômes noirs aux visages lumineux qui planent au dessus de nous en pleurant des larmes de soufre.

C'est beau, et moins triste que vrai. Aussi vrai d'ailleurs que ce jacuzzi extérieur planté au centre d'un petit jardin qui tient tellement de la cour d'école que dans la brume et la pluie j'entendais presque les enfants courir.

Des hongrois peu commodes nous regardaient d'un oeil vieux, un oeil mauvais qui ne cherche pas à l'être, le regard de celui qui fait partie du lieu sur celui qui le visite. Le regard de celui qui ne veut pas être vu et l'est pourtant, simplement parce que quelques danseurs coriaces préfèrent les hommes et leurs fantômes aux dieux et à leurs saints.

mercredi 14 août 2019

11 août 2019 - Rodès, rando jazz

La rando-jazz, dans son principe même, ne ressemble à aucun autre spectacle de jazz. Il y a la carrière de pierre, les groupes qui ont l'air d'être dans la montagne comme s'ils y avaient poussé au printemps, le village qui noircit de fourmis mélomanes, le roc et le clocher qui regardent le village comme deux vieux frères surveillent avec bienveillance les gesticulations du petit dernier... Il y a tout ça à Rodès, au moins le temps d'une soirée.

Et puis quand les nombreux groupes ont soufflé leurs dernières notes officielles, que les moins braves sont allés se coucher, il y a encore la jam, où tous les musiciens, rompus d'ailleurs à l'exercice, enchaînent entre eux les classiques du jazz, se donnant chacun la parole. Les vents discutent et se disputent - trompettes, clarinettes et saxophones devisant, bavards, sous la voix grave et nasillarde des trombones. Batterie et contrebasse prennent leur ton d'altitude : de tout leur coffre ils échangent des pensées profondes et sincères. Guitares, banjos, et j'en passe, animent la soirée de leurs discussions légères.

Cette année, en pleine jam, vers 3h du matin, il est devenu préférable de laisser les habitants de la place du village dormir. C'est un de ceux-là finalement qui nous a invités à continuer de jouer dans son jardin puis, pluie aidant, dans son garage. À ce moment s'est invitée une compagne tardive, musicienne à ses heures, aimable mais déjantée : l'ivresse. Elle avait attendu que l'alcool supplante la nourriture, et d'ailleurs il n'y avait plus rien à manger mais encore beaucoup à boire. Je n'avais pas joué, presque pas bu, et je regardais déjà les musiciens depuis plusieurs heures jouer de la bouteille en même temps que du cornet. Mais l'ivresse, elle, entre toujours en tempête, elle ne prend pas son temps et ne prévient personne.

Et quand elle est venue cette nuit, c'était tout en gaité... et, pour moi, en rires. Les échanges d'ivrognes ne manquent d'ordinaire ni de sel ni de piquant, mais mettez dans les mains des convives des instruments dont ils parlent mieux que des mots - qui d'ailleurs, passés quelques verres, deviennent très incertains - et alors vous avez un spectacle exceptionnel, de musique et de comédie, tel que les opéras burlesques n'ont que peu osé en faire.

Le saxophoniste n'écoutait plus personne. Il s'obstinait à jouer sa sérénade à un coin de mur. La brique, sous le charme sans doute, n'a pas moufté.

Une femme du village, emplie d'alcool jusqu'aux oreilles, assurait que le clarinettiste ressemblait trait pour trait à son fils. Maigre et brun. «D'ailleurs vous êtes tous pareils les clarinettistes, vous mangez pas, vous parlez pas, vous aimez pas la vie». Joueur, notre doppelganger bien à nous lui a répondu avec un grand sourire qui, je crois, m'étais adressé puisqu'il fallait un spectateur pour connaître l'ironie que la femme n'était plus en état d'entendre : «vous m'avez percé à jour en un regard». C'était avant qu'un verre de trop n'ait raison de son bagou.

Ladite dame, pas à court d'air dans ses poumons et peu avare de ses décibels, a chanté à tue-tête tout le reste de la soirée, avec un talent incomparable pour l'à-peu-près. Tel classique de Django Reinhardt se prêtait à ânonner «Les copains d'abord» en reprenant le même et unique couplet à l'infini. Le «fluctuat nec mergitur» était d'ailleurs répété chaque fois d'une façon plus approximative que la précédente, le latin marin faisant peu à peu place à un patois montagnard du plus rocailleux aspect. Les musiciens, rendus particulièrement dociles par l'alcool, s'écartaient de leur portée pour aller chercher les vagues marines quand ils le pouvaient, se prêtant à l'exercice avec une facilité qui m'ébahis toujours : ce qui aurait pu n'être qu'un brouhaha banal de viande alcoolisée et bruyante s'ordonnait encore magiquement autour de la musique pour faire sens de ce qui était sens dessus dessous.

Nombreux malgré tout ont été ceux qui n'ont pas démêlé le dessus du dessous, le pied gauche et le pied droit, la tête de l'estomac, et qui se sont retrouvés cul par terre dans le sable, l'air penaud mais résigné.

Le saxophoniste, visiblement lassé de faire sa cour à un mur somme toute peu sensuel, a abandonné son romantisme devenu poisseux et, sans crier gare, s'est mis à hurler de la chanson paillarde. Le saxophone avait traduit son souffle en élégance des heures durant, il était temps de laisser le charmant rustre derrière s'exprimer dans sa propre langue. Ça parlait vaguement de chattes et de grand-mère, il y avait tous les ingrédients de la chanson paillarde, dans un ordre parfois approximatif. Le contrebassiste et un des guitaristes, imperturbables, continuaient d'envoyer un son jazzy et moelleux tandis qu'on parlait de baiser je-ne-sais-quelle vieille dame qui, à ce que veut la chanson, était clairement peu farouche. Certains musiciens entraient dans le jeu et j'ai réalisé à cet instant que j'étais maintenant la seule représentante de la gent féminine dans cette pièce, et que j'étais peu à peu devenue particulièrement discrète. C'est de là, sous ma cape d'invisibilité, que je pouvais entendre les meilleurs moments. De fait, après avoir enchaîné quelques grilles d'une chanson dont la poésie érotique s'épuisait assez rapidement, le contrebassiste, discret et patient, a juste lancé, sobrement : «Allez, dernière grille.» Sa douceur élégante contrastait tant avec le reste de la scène que plusieurs d'entre nous avons été pris d'un fou rire qui ne s'est arrêté qu'aux larmes.

Le clarinettiste et un des guitaristes n'étaient plus tout à fait en état de jouer aux alentours de 6h du matin. Abandonnant leurs instruments, ils ont décidé de se lancer dans un rap improvisé sur le mode de la Battle. Fascinée, sortant de ma confortable invisibilité, je me suis approchée pour regarder les deux hommes s'envoyer leurs flows alcoolisés. Pour moi, c'était être capable d'enchaîner les salto arrière avec trois grammes dans le sang : la prouesse, déjà spectaculaire à mes yeux, était soulignée par leurs regards incertains et leurs pieds titubants. Ça continuait d'envoyer de belles tirades musicales, appuyées toujours sur l'inlassable contrebassiste, sorte d'accoudoir de la pensée musicale.

Je ne peux pas tout raconter. Chacun des musiciens, chacun des villageois, a eu son moment cocasse, son instant de grâce, presque, la plupart sur un mode slapstick ou burlesque plus adapté à la vidéo qu'à mes récits.

Il en reste qu'à 7h30, enfin allongés sur des matelas inconfortables, dans des tentes ou sur la poussière, tout le monde repassait avant de dormir les grands moments de la soirée, les beaux concerts, les beaux morceaux. Et quelques fous rires.

mardi 23 juillet 2019

22 juillet 2019, Rabastens

J'avais regardé le concert des Tuba Skinny, attendus comme les apôtres swing de la Nouvelle Orléans, comme s'il avait eu lieu dans un aquarium. Enfermée dehors, j'écoutais les chansons à la façon dont un vieillard regarde les fleurs printanières : comme si elles avaient été pour quelqu'un d'autre. On en vient à détester ceux qui aiment et vibrent quand on ne se sent pas capable d'aimer ni de vibrer. J'avais regardé le concert comme à la télévision, quand le pas de danse est un pas de trop.
Ça arrive.
J'ai été conviée, pas le hasard d'amis entremêlés - une gigue bizarre de gens enchevêtrés par les lignes des destins qui sortent des trompettes - à une soirée improbable. Les gens prévenaient, s'extasiaient, chuchotaient et promettaient : « deux piscines ! ». Alors je pensais aux jeux de jeunes ivrognes qui ne connaîtront plus leur jeunesse, je pensais au chaud et au froid, je pensais que c'était bien, sans doute, deux piscines, pour ceux qui brûlaient à l'intérieur de l'aquarium, pas pour ceux dont le cœur était resté dans la glacière.
En sortant de la voiture, S. a dit «Regardez les étoiles» et j'ai regardé les étoiles à travers la vitre de mon regard mélancolique : elles me semblaient bien maigres et bien communes.
Une heure après le ciel était noir : les étoiles étaient descendues. Les piscines, passées le premier plongeon, n'ont plus intéressé personne. Les étoiles par contre résonnaient tout à côté, leur lumière devenue accords, rythme et mélodie. Il m'a fallu quatre trompettes, trois banjos, trois guitares, deux clarinettes, un trombone, un accordéon, une contrebasse et j'en passe, pour briser de leurs notes répétées, de leur joie têtue, la vitre qui m'enfermait comme un poisson de peu de peau, une créature de peu d'amour. Il m'a fallu rien moins que tous ceux-là pour me rendre ma sensibilité du bout des doigts, pour me rendre mon âme de spectatrice. Mon âme que je veux aimante, mon âme qui sait écouter. Pour me sortir de la glacière.

vendredi 17 mai 2019

Ukulélé


Je ne cesse de penser à la deuxième fin de cette thèse.

Jusqu'à récemment, chaque fois que je la contemplais, une image me venait, absurde autant qu'irrépressible. Je me voyais donner un brutal coup de poing. En boucle, je hurlais en lançant mon bras droit de toutes mes forces. Mais surtout, je me voyais, à l'autre bout, le recevoir. La violence, la noirceur, je ne les nie pas. Mais dans cette violence il y avait du soulagement. Du soulagement dans l'air que je fendais, du soulagement dans les ongles qui faisaient saigner la paume de ma main, du soulagement dans mon visage écrasé et dans ma joue brisée. Je ne voulais pas en parler, parce qu'il y avait du soulagement. Mais ça ne s'arrêtait pas.

Il m'arrivait d'ouvrir les yeux la nuit et qu'avec l'idée de ma thèse me vienne celle de donner – et recevoir – ce coup de poing. Je regardais la scène, clairement, sur l'écran obscur de ma chambre. Si pendant la journée je chantais quelques notes sans penser à grand chose, l'image me revenait comme une rengaine tenace. La thèse était dans la violence, elle était dans la douleur, elle était dans la tristesse et dans l'énergie et dans la force et le renoncement et la rage et le sang et la fierté et le plaisir...

J'ai décidé il y a peu (ou il y a longtemps, mais de façon trop diffuse, trop timide, presque honteuse) de me mettre à la musique. Je ne m'étais jamais sentie si vieille, d'ailleurs, si dépassée. Un ami musicien m'a conseillé le ukulélé.

J'ai trouvé ça ridicule.

Un jouet pour enfants, un instrument sans noblesse. Une guitare de poupée. Mais j'ai hoché la tête. Je lui ai dit que quand j'aurais envoyé ma thèse, je m'achèterais un ukulélé. Même le nom prête à rire. On dirait une comptine des îles, c'est pas sérieux, ça casse où ça devrait glisser et ça bégaye sur la fin. Mais je l'ai dit : « ukulélé » comme on dit : « abracadabra », ça sonne tout aussi bête.

Mais depuis, quand je pense à ma thèse, je me vois avec dans les bras le minuscule instrument. Les doigts malencontreusement posés sur les cordes. Je le tiens comme un enfant, mais sans peur de le briser. Bêtement, curieusement, je n'en fais rien, du bout de bois rond, dans cette pensée fugace, cette nouvelle rengaine. Mais je sens alors, comme je sens le clavier sous mes doigts à l'instant, le bois sous mon bras. Je le sens contre ma poitrine, je sens son arête au dessus de ma côte. Je n'en joue pas – même en rêve, j'ai cette drôle d'humilité, j'ai peur de faire affront à la noblesse de la musique. Je n'en joue pas, mais quand j'ouvre les yeux la nuit, je le sens contre moi. Quand je chantonne un petit air, son bois me sert de rengaine. Quand je me projette à l'orée de l'après-thèse, je pense à ça. L'après-thèse est dans la chaleur de ma peau et la fraîcheur de son bois, dans la pression fine des cordes à l'intérieur de mes doigts, dans la légèreté de l'objet et la tendresse qu'il anime.

Je ne subis plus le passé, je rêve le futur. C'est cassé au début, mais ça rit sur la fin : ukulélé.

mercredi 10 avril 2019

4 au 7 avril : Montpellier - Savoy Cup

Un, deux, trois-et-quatre, cinq, six, sept-et-huit.

C'est la langue des danseurs de Lindy. Ça se parle avec les pieds, les mains aussi quand on sait. Ça prend des tournures, il y a des niveaux de langue, mais c'est la même, au fond, partout. Ça prend des accents de trompette ou de clarinette, des voix du Sud ou du Nord, de l'Est ou de l'Ouest, des timbres de quartiers, mais on se comprend. À la Savoy Cup, à Montpellier, ça parle vingt langues dans les couloirs mais dès qu'on s'exprime avec les pieds, tout le monde sait.

Tout le monde sait. Parfois ça fait un, deux, trois-et-quatre, cinq-et-six.

Ça se passe dans un de ces Casinos de plage qui rêvent d'une grandeur scorcesienne et se contentent de quelques couples de vieillards, lesquels font couler les chairs molles de leurs bras sur une roulette lustrée qui n'a jamais connu le luxe de l'élégance. Ça se contente de jeunes excités résolument décidés à perdre leur argent comme des riches - c'est toujours mieux que de le gagner comme des pauvres. Ça se contente de quelques costards célibataires qui se rêvent d'un temps où les petites blondes tournaient entre les tables à la recherche de la plus jolie montre : «Je couche qu'avec les Rolex, moi, monsieur.» Et à côté de tout cet ennui des villes de plage quand le soleil n'est pas là, il y a le soleil d'à côté, celui que les swingueurs dessinent avec leurs Apple Jacks.

La grande salle est occupée par des centaines de danseurs, et parmi eux des bijoux. Toute jeune je dévorais les Fred Astaire comme pour me coudre une deuxième vie sur la couenne, une où j'aurais la crinière de Ginger Rogers et les jambes de Cid Charisse. Je regardais et je me disais que ça n'existait pas, ça. C'était du cinéma. C'était la chance sur un million : il y a un gars qui savait faire, et on l'a mis sur pellicule. Allez, il y en avait peut-être trois ou quatre, et puis basta. Je ne les verrais jamais. En secret je voulais épouser Donald O'Connor ; d'ailleurs j'avais regardé, sa femme s'appelle Patricia. Je m'en rappelle, parce que j'étais sûre qu'il n'y avait que quatre personnes au monde qui pouvaient faire ça et que jamais je n'en verrais, mais je savais le rêver.

Et puis ce week-end je les ai vus. Pas Astaire, ou Kelly, ou O'Connor, ou Rogers, ou Reynolds ou Charisse. Mais d'autres. Des danseurs. Des magiciens du corps et de la musique. J'en avais déjà rencontré quelques uns ici ou là, certains ont été mes professeurs, mais ils étaient tous là avec l'envie dévorante de montrer ce qu'ils savaient faire. Ils étaient là et plus nombreux que tout ce que j'espérais et la joie était la même que celle qui me prenait en regardant en boucle le fameux «Make 'em laugh» ; la passion était la même et parfois, au détour d'une danse ou d'une compétition, j'explosais à l'intérieur du bonheur simple de les regarder.

Alors autour de moi la même explosion, la même joie, sortait en hurlant des bouches des centaines de danseurs, sortait par leurs mains, par leurs yeux. Une excitation solaire, le moment où la danse passe au travers de soi, au travers de tous. J'ai compris qu'on avait la même langue, parce qu'on avait le même bonheur.

Un, deux.
Hellzapoppin'. Une scène de film incontournable pour tous les swingueurs du monde. C'est une comptine qu'on se répète : des couples qui dansent comme s'ils pouvait secouer la misère tel un chien ses puces et ressortir avec la peau toute neuve de la joie pure. En cérémonie d'ouverture, quelques danseurs blancs - avons-nous dévoré tous les noirs ? - reproduisaient la fameuse chorégraphie. Moins terrien, moins vibrant, mais stupéfiant.

Trois-et-quatre
Une compétition oppose deux couples. Pêle-mêle une française, une italienne, deux suédois, vous secouez le tout - de toute façon tout le monde comprend. Ils se rencontrent. Au sommet. On les connait tous, ils se connaissent. On se promet du grand spectacle et on s'installe tout autour, assis ou debout, par terre, on attend. Et c'est magnifique, mais pas seulement. Parce qu'alors qu'on pense être arrivé au bout, au point d'orgue, au moment où on s'apprête à prendre notre satisfaction sous le bras pour aller déjeuner avec, ça monte. Peut-être pas en énergie. Sans doute pas en vitesse. Ça monte en plaisir. En jeu. Ils parlent, se répondent, se narguent et en rient. Ils emmènent avec eux quelques centaines de personnes jusqu'à ce qu'à la note finale on n'ait plus encore une fois qu'à laisser échapper tous en cœur le même émerveillement. Une communion. On parle la même langue, parce qu'on crie les mêmes cris.

Cinq-et-six
Je parlais parfois d'une danseuse londonnienne qui, sans presque rien faire, m'avait touchée profondément à Budapest. Une femme dont on ne saurait pas dire si elle danse comme elle vit ou si elle vit comme elle danse, mais chez qui tout évoque la sincérité absolue. Une sincérité tendre, et une tendresse sincère. Je me contentais sans mal d'être son unique fan de l'ombre, j'ai eu de l'entraînement lors de mon mariage imaginaire avec Donald O'Connor. J'en parlais parfois, cependant, parce que je n'arrivais pas à mettre un mot sur mon propre attachement à une danseuse avec laquelle je n'avais pas dû échanger plus de trois mots, vraisemblablement autour de la façon de faire un simple tuck-turn digne de ce nom. Son spectacle de Cabaret était parfaitement à l'image de la poésie sans courbettes ni frous-frous que je trouvais déjà à sa personne. Mais lorsqu'au dernier soir il lui fut décerné un prix pour ce spectacle, j'étais plus heureuse de la voir traverser la salle pour prendre son prix que je ne l'aurais été pour moi-même. Et sans que je sache comment, les danseurs tout autour qui applaudissaient, comme moi ne voulaient pas s'arrêter. Comme moi voulaient se lever en son honneur, à croire qu'elle avait représenté avec le plus petit spectacle les plus profonds de nos émois. Comme moi voulaient scander son nom, célébrer une personne qui n'en voulait pas tant, et qui pleurait devant nous. On parle la même langue parce qu'on aime du même amour.

Alors :
Un, deux, trois-et-quatre, cinq, six, sept-et-huit.
Maintenant, dansons ensemble notre esperanto.

3 août 2023 : Summer Camp au Mont Dore

Aujourd'hui j'ai vu le vent danser. La littérature ne s'en lasse pas : les feuilles qui dansent sur les arbres, les fichus sur l...