jeudi 3 août 2023

3 août 2023 : Summer Camp au Mont Dore

Aujourd'hui j'ai vu le vent danser. La littérature ne s'en lasse pas : les feuilles qui dansent sur les arbres, les fichus sur les cheveux, les jupes autour des jambes... tout danse à tout va dans les romans et les poèmes. Mais le mien dansait mieux, il dansait vrai, il dansait sur de la musique. 

Je suis bénévole sur un Festival de danse, trois semaines. Ces quelques derniers jours étaient nouveaux, l'univers des danseurs de blues, plein de sensualité et d'amour, de sensibilité à fleur de peau et de sexualité faussement assumée, est pour moi d'une profonde étrangeté. Je regarde les gens s'exprimer par leur corps, avec ce mélange de fascination et de répulsion qui doit être le propre de l'exotisme : je me sens colon, non pas de ces premiers explorateurs qui dechiffraient tout ensemble des jungles et des civilisations, mais de ces habitants qui occupent des lieux qui ne leur appartiennent pas et jugent nonchalamment de la moralité et de l'intelligence de peuples auxquels ils ne veulent rien comprendre. Je vois les mains jouer sur les dos et les hanches se coller aux hanches, et je me sens colon : ils sont jolis tous ces gens qui se caressent, mais ils sont petits, innocents même dans ce que je perçois comme de la vulgarité. Trop innocents peut être, il faut bien que quelqu'un les observe, les protège d'un regard.

Mais, malédiction peut être des colons lorsqu'ils ont le malheur de se réfléchir, pour la première fois de ce mois de festival de danse, je me sens seule, seule au milieu des gens. J'accueille cette solitude comme une vieille amie, et voilà encore un de ces lieux communs de la littérature. Mais c'est qu'elle est bien là, la solitude, si solide qu'elle est palpable, si familière aussi, c'est une amie, oui, c'est une présence enveloppante, et tant pis si elle a eu d'autres amis avant moi, et si eux aussi ont pris la plume. Je l'accueille parce que je l'avais oubliée. Elle que je ne quittais pas, jamais, toute mon adolescence et toute ma jeunesse, c'est à l'heure de faire la paix avec elle que je l'ai délaissée pour aller danser. Alors maintenant qu'elle revient, cette solitude particulière qui m'embrasse au beau milieu de la foule, je lui rends son étreinte et me rejouis qu'elle ne m'ait pas oubliée. Être oublié de la solitude, voilà qui doit être la punition d'un crime indicible. Je lui suis reconnaissante, je suis soulagée, et je me sens seule, je me laisse couler dans une mélancolie sans profondeur. Un petit ruisseau de rien du tout. Pour sortir de cette noirceur, je n'aurais qu'à me lever, et elle ne m'arriverait plus qu'aux chevilles. Mais je ne me lève pas. Au lieu de ça, je décide d'aller dehors fumer une cigarette dans le froid étrangement cinglant. Il n'y aura personne, et je pourrai jouer avec ma vieille solitude et la reconnaître dans le noir.

Je sors.

La musique me poursuit comme pour me retenir. Je passe au travers d'un champ de corps enlacés, presque immobiles, tandis que les notes planantes restent avec moi même passée la porte qui mène à l'escalier extérieur. J'allume une cigarette, et la lumière du briquet vient me rappeler que la solitude a une couleur, et que c'est celle de cette petite flamme furtive qui s'allume dans l'obscurité. Le vent est déchaîné, les arbres se balancent comme de frêles rameaux. Ils plient mais ne rompent pas, fidèles à leur sage constitution. Ils ne dansent pas encore à mes yeux. Le vent, à ce moment là m'ennuie : présent, bruyant, vibrant, il voudrait me ramener aux choses importantes de la vie et de la société, il voudrait que je bouge avec lui et si je bougeais avec lui je ne serais plus seule, je serais quelqu'un, qui va quelque part, et qui le sait. Comment alors être seule, si je bouge ? L'action est un bavardage.

Je l'observe et j'essaie de me tenir loin tandis qu'il joue avec mes cheveux, coquin, et qu'il tente d'éteindre ma cigarette et de me chatouiller le menton. Il s'enjaille, mais je sais que pour se sentir seul il ne faut pas non plus être tout à fait joyeux. J'évite les pièges que le vent me tend, mais à trop m'accrocher je me perds.

Je ferme les yeux et prends de la distance. 
Je fermai les yeux et pris de la distance
Je fermais les yeux et prenais de la distance.
Autant que possible.

Je sentais ma solitude s'éloigner de moi et je n'avais plus le pouvoir de la retenir. Alors que j'allais rendre les armes, le morceau jusqu'ici lancinant est arrivé brusquement sur sa note finale. En l'espace d'un instant, le vent s'est arrêté. J'ai regardé les arbres, droits et pointus comme des prêtres, qui me renvoyaient un silence impossible, il n'y a pas d'autres mots. Et lorsque le morceau suivant s'est lancé, le vent est revenu également, d'abord chuchotement, et s'est intensifié à mesure que le morceau prenait lui-même sa lourdeur blues caractéristique. Les arbres ne dansaient pas, pas plus que les voilures qui claquaient en rythme : le vent seul dansait au-dessus de son petit monde esclave. Il n'était plus sur moi, il était devant, devant comme les danseurs de blues, suffisamment loin pour me laisser ma tendre et encombrante solitude. J'ai observé le spectacle, que j'étais seule à avoir vu, je me suis sentie dans la confidence. J'ai éteint ma cigarette et ai traversé à nouveau le champs des corps qui vibrait maintenant et bougeait comme des algues. J'ai repris mon observation lointaine de cette forêt sympathique et bizarre. 

Lorsque j'ai quitté la salle de danse, il faisait entièrement jour dehors. Les bras encombrés, j'ai évité tant bien que mal la femme de ménage qui lavait le sol avant l'heure du petit déjeuner. Pour elle, c'était le matin, pour moi c'était le soir, et nous nous croisions dans l'escalier mais sur deux plans différents de l'existence, comme de chaque côté d'une vitre . Je l'ai contournée, et d'un regard entendu je lui ai fait cadeau de ma solitude. 
Prends en soin : elle m'est chère.

vendredi 24 mars 2023

23 mars 2023 : Rome

La journée, je traverse Rome dix fois, cent fois, comme la touriste que j'aime être : je ne visite rien ou presque, mais j'absorbe à l'infini, en même temps que le soleil printanier, le sentiment de la ville, son flux, son rythme, sa respiration. 
Il y a quelque chose dans la respiration d'une ville comme Rome qui est touchante. À la fois toute pleine de passé, et violemment en désir de jeunesse, d'actif. Ça décale, ça décalque, ça passe la nostalgie au présent et toute chronologie devient improbable, tordue, délitée. La respiration de Rome c'est un souffle inversé, une syncope sur l'ordre des choses. Alors respirer avec Rome c'est en accepter l'aberration et ressentir l'émotion qui l'accompagne. Elle bat comme diable et trahit pourtant sa torpeur de vieille dame.

Le jour, je bouge et, parce que seuls les gens immobiles peuvent être réellement solitaires, je ne suis pas seule. Non, ne peuvent pas être seuls ceux qui vont quelque part et moi, les amis, j'ai toujours une destination : une place, un café, un rendez-vous, un point sur la carte, un kiosque où acheter un Chinotto, une soirée où aller danser, un cloître où me protéger du soleil, une rue à traverser. Il n'y a pas moins seul que moi dans toute la ville, dans tout le vieil empire.

Mais le soir, alors que j'ai emmagasiné toute cette virulente nostalgie romaine, je m'offre enfin la possibilité d'être seule le temps de la digérer. Et c'est au milieu de huit autres que je m'y emploie. Je vous écris, assise sur mon lit superposé, dans l'obscurité, et nous sommes quatre à nous tenir exactement de la même façon, seulement éclairés de nos téléphones. Quatre ombres solitaires qui se font écho, dans le dortoir de cette auberge de jeunesse. Je ne suis plus tout à fait sûre d'avoir la jeunesse assortie à l'auberge, mais cela ne semble heurter personne. Les quatre ombres plongées sur leurs écrans n'ont pas d'âge. Elles changent chaque soir ou presque. Parfois, les hommes sont torse nu, les femmes ont des nuisettes rigolotes de petites filles, et personne ne parle. Tant que personne ne parle et que personne ne bouge, on est réellement, complètement, délicieusement seuls.

Je rentre le soir dans la chambre où ils sont déjà six ou sept à s'occuper petitement et c'est amusant parce que tout le monde sait que le sol, c'est de la lave. Nos lits sont encombrés de tout ce qu'on peut y mettre, et chacun se reconstruit sa solitude de ces petites forteresses informes. Lorsque j'entre, deux ou trois d'entre eux lèvent les yeux et tentent un sourire, mais ils regardent si obstinément à l'intérieur d'eux-même que les sourires ne sont que des simagrées de ponts-levis : ils n'arrivent jamais tout à fait jusqu'à moi. Je trouve ça joli ces tentatives de douceur qui restent bloquées en eux-mêmes. 
Les ombres changent chaque soir, mais jamais elles ne parlent. Ça casserait toutes ces petites paroisses de draps froissés et ce serait bien dommage. On ne dort bien qu'à observer notre propre solitude. La lumière vacillante du dernier à venir se coucher en sort parfois un de sa torpeur, et alors l'heureux réveillé peut contempler à nouveau sa solitude en revers du ronflement de l'un ou de la respiration de l'autre, s'en délecter, la trouver reposante, se rendormir.

Demain, nous entrerons dans le flux de Rome. Car nous sommes une légion d'ombres à s'allumer au petit matin. Des milliers à arpenter la ville en tuant notre solitude par une juste obstination. Nous réveillerons Rome, et nous lui tiendrons compagnie.

3 août 2023 : Summer Camp au Mont Dore

Aujourd'hui j'ai vu le vent danser. La littérature ne s'en lasse pas : les feuilles qui dansent sur les arbres, les fichus sur l...