mardi 10 août 2021

Le Swing des éclopés

S'il vous prend de parler swing, vous apprendrez que, si beaucoup de musiques courent après leur propre tempo, lui ne fait que tomber, un peu tard  un peu tôt, sur son deuxième temps. ...2 ...4 ...2 ...4. C'est sur ce deuxième temps que vous pouvez envoyer votre clap, frapper des mains en connaisseur, donner à la musique son rebond et glisser ce son dans votre poche.

Tombe, tombe le swing sur son deuxième temps. Et avec lui un paquet de gens.

Lorsque les illettrés de la musique, que nous sommes pour beaucoup, prennent le parti peu judicieux de lancer leurs mains l'une contre l'autre dès le premier temps des sons qui les emportent, vient illico la Brigade du clap, deux ou quatre mains qui se tombent dans les bras, qui se mangent dans la paume, tranquillement, sur chaque second temps. Ce sont vos professeurs, vos amis, vos musiciens, vos mélomanes. Ils vous remettent sur la droite ligne, la pente facile, ou vous pourrez rouler tout en syncopes, toute la nuit.

Ce pansement sur votre rythme, ce soir je l'ai vu partout sur les corps. Des corps pansés et dépensés. Ce soir de rando jazz, sonnait un swing d'éclopés. 

Partout dans le village, des panneaux fluorescents sur les murs et les poteaux rappelaient à chacun l'importance du Pass Sanitaire. Ne jouent et ne marchent et ne dansent et ne frappent dans leurs mains que les vaccinés et les testés de la première heure. Mais le swing, bon gré mal gré, retombe mal sur ses pieds. Le Pass Sanitaire c'est une affaire de premier temps, ceux qui vivent sur le deuxième, quitte à crever, restent derrière. On peut dire ce qu'on en pense, on peut ne pas en penser moins, mais c'est un fait que le swing tombe, et avec lui ses musiciens.
En fin de soirée un ivrogne ou deux se seront mis à scander des chants de révolte contre l'ordre de vaccination, et on en pense ce qu'on en pense, c'est avec la même désinvolture qu'on recevait les panneaux de l'ordre et les slogans du désordre. Laisse tomber, laisse tomber garçon... sur le deuxième temps.

Jimbino Vegan, c'est l'homme que son nom a choisi. Clown musicien, acrobate troubadour, anglais dans l'accent et en lui un bout de toutes les campagnes et de toutes les cités. Un orteil dans un pays, une oreille dans l'autre et sa clarinette dans les nuages, il vous envoie ses notes comme autant de petites gymnastes bondissantes sur une corde invisible. Quel pays faisait guerre à l'autre dans le continent de son corps, je l'ignore, mais il y a eu, je ne sais où, je ne sais quand, un désaccord. Aussi une attelle rabibochait-elle lourdement sa cheville et son mollet, boudeurs et gonflés. Jimbino, fou dansant, devenu Jimmy l'éclopé, tombait au deuxième temps sur sa jambe tendue, et son plâtre claquait sur le sol rocailleux. Ses béquilles, cannes à claques, syncopaient sa démarche. Tombent, tombent au deuxième temps les milles bouts de corps de Jimmy fou dansant, devenu fou cassé.

Et la musique toujours, la musique partout, se défiant de toute loi, la musique qui seule monte lorsqu'elle tombe, grandit lorsqu'elle choie, la musique tombant, grimpait jusqu'aux sommets.

"Un enfant est tombé. À vélo, là-haut, dans la rivière, qui sait ?" Un enfant est tombé c'est ce que murmurait entre eux les spectateurs. C'est ce qui se disait à gauche de la scène. À droite on parlait d'un vacciné Covid qui se serait effondré. "Effondré vous dis-je, pas mieux que ce rocher" Le public piaillait sa curiosité sereine alors que passaient en procession trois camions de pompiers, et couraient parmi nous les solides secouristes. Les moins curieux nous régalions plutôt du spectacle étonnant de quelques musiciens, jouant en virtuose sous la lumière changeante du gyrophare pompier. Sur les temps pairs, du bleu, les temps impairs : rien. Tombait tombait sur leur visage la lumière si familière qui transmettait à la foule, en même temps que le sentiment éthéré d'un moment hors du temps, celui paradoxal d'une urgence latente. Cette sirène tranquille d'urgence décontractée, nous renvoyait au Swing, tandis que tombaient, tombaient tout ensemble les mains sur les guitares, les lumières bleues sur les voix des chanteurs, les enfants de leur vélo, et là-bas , là-haut, un pauvre homme d'une crise cardiaque. Tombait au deuxième temps tout ce qui, au premier, tenait bon.

Lorsque les musiciens, ayant finis leurs œuvres, se sont réunis pour jammer sur la place, ne restaient autour d'eux que quelques spectateurs, pour la plupart titubants, car l'alcool et le swing ont cela de commun d'amener la syncope au pied de leurs victimes. Les vieux copains clopant autour des musiciens réunis pour leur bœuf endiablé s'échauffaient pour un rien, et l'un et l'autre s'envoyaient des gifles et des coups mal lancés, pathétiques et glissants, des coups de second temps. Entre eux une femme, la cinquantaine, interposait son bras plâtré, qui faisait office autant d'armure que de supplication. "Si vous avez pitié de mon air d'éclopée, si vous avez pitié de mon bras cassé, si vous avez pitié de moi, les gars, cessez de vous frapper." Ça marchait à moitié. Ses mèches blondes et salées étaient plus convaincantes. Puis leur fierté lassée s'est endormie sur leur bouteille, ils ont oublié de se battre et leur éclopée commune, leur trésor abîmé, a disparu dans les rues du quartier, pendant que tombaient dans le sommeil le village épuisé.

Dans Rodés au lendemain, certains ne s'étaient pas levés. Un musicien était malade, et n'est pas venu se baigner. Mais d'attelles en plâtre, de chutes en attaques, de Covid en nausées, la musique voit tomber les gens et leur intime de se lever. La musique toujours, la musique partout, la musique pansante tournait autour des corps qui tournaient en dedans d'elle, et dans ce liquide amniotique il n'est pas une plaie qui n'ait été guérie, pas une douleur qui n'ait été oubliée. Parce qu'au swing on tombe sur le second temps mais on s'élève sur le premier. C'est ça aussi la rando-jazz : c'est monter haut, pour mieux tomber.

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