dimanche 15 septembre 2024

14 septembre 2024 : Sentier Cathare, Duilhac-sous-Peyrepertuse

Trois jours de marche dans les pattes sur le sentier cathare, je me lave les cheveux au gîte communal et nous allons dîner dans l'unique restaurant de Duilhac-sous-Peyrepertuse. Une fois encore, ce sera burger : je me demande ce que sont devenues les brasseries de villages avec leurs pièces de boucher, leurs magrets et leurs salades. Les rats des champs mangent américain, ici comme ailleurs, ils mangent comme à Manhattan, tandis qu'à la ville on s'efforce de ramener la tomate et les pois pour faire entrer la nature par les passoires serrées des routes et des voies ferrées. 

J'ai les cheveux humides et lâchés, et il doit exister quelque chose de l'ordre de trop de liberté : la tramontane me fait savoir son pouvoir souverain en venant m'emmerder chaque seconde, une mèche par-ci, une mèche par-là, c'est un vent qui agit comme plusieurs, pour un peu je serais tressée, ça veut pas se fixer sur une direction. D'ailleurs, ici c'est le vent de Cers, ni du Nord ni de l'Ouest, à pleine puissance toujours dans la pire direction. On marche contre lui et il nous hurle dans les oreilles des discours sans fin qu'on devine impolis, en tout cas ça brûle les tympans que je protège de deux capuches lacées ; j'ai l'air d'un playmobil mais, d'habitude, les cheveux ne mouftent pas et les oreilles profitent d'un faux silence couché sur le murmure du vent tout proche.

Là, en revenant du restaurant, on traverse le festival du village, le festival "des quatre vents", très bien nommé même si de vent il n'y en a qu'un et que j'en entends dix. J'ai le cheveu rebelle, je porte une veste polaire et un pantalon de pyjama élimé, des crocs aux pieds empruntées au gîte d'étape pour ne pas avoir à enfiler à nouveau mes chaussures de marche. Le look cathare, chez moi, c'est désordonné, c'est quatre vents en soi. L'amie qui m'accompagne joue sur la même partition : elle a noué son écharpe autour de sa tête, elle porte un short, des claquettes, une veste et un imperméable... personne ne pourrait deviner à nous observer en quelle saison nous sommes. 

Moi je le sais, parce qu'en trois jours j'ai mangé plus de raisin qu'en dix ans : je le vole aux vignes qui viennent d'être vendangées ou sont en passe de l'être : c'est septembre, c'est sûr, les fruits sont noirs et si sucrés qu'on croirait des confiseries, on en mange avec l'impression d'être gourmandes, presque puériles. C'est septembre dans le fruit, c'est novembre dans le vent, le soleil nous observe de son oeil doré mais ne nous attaque pas : à la ville comme au champ, ma pauvre dame, y'a plus d'saison.

On se faufile parmi les tables en plastique qui n'ont pas changé depuis les années 80, et on vient se placer devant le concert. Quelques enfants se chamaillent avec des casques anti-bruits et autour de moi il n'y a véritablement que des punks. Je révise mes archétypes : les punks dans la ville et les babas-cools dans la campagne, ça n'a plus de sens. Je me souviens ces deux frères anarchistes qui me fascinaient tant quand j'étais au lycée : deux frères punks dont l'un a pris un chien et des bières comme deux accessoires nécessaires pour s'allonger sur les trottoirs et héler les passants, tandis que l'autre avait les mains courtes et épaisses et c'était comme si dans les lignes de sa main il était dit qu'il devrait aller les travailler contre la terre et contre les troncs. Il disparaissait des mois durant dans les campagnes environnantes, et revenait avec les ongles sales. Ici je le cherche presque du regard, ce frère des champs : il préfigurait le punk des campagnes dont j'ignorais à l'époque l'existence et le sens : ni Dieu ni maître, sauf le vent de Cers.

Les punks, aujourd'hui, sont parents. Le groupe qui joue est punk jusque dans les pantalons troués, les vestes cloutées et les coiffures en revers du bon goût. Ils jouent des accords de Jacques Brel avec l'énergie du rien-à-branler sur des nappes de clarinette et d'accordéon. Ils chantent des chansons sur la maternité en sautant sur place. Les archétypes s'entrechoquent mais le choc c'est l'essence du punk et, comme le vent d'ici, il ne trouve son sens que quand il nous fait perdre le nôtre. 

Pourtant les paysages du coin n'en appellent pas à l'énergie du punk et de l'anarchiste : les sentiers qui coulent dans une végétation chiche et tordue semblent avoir été dessinés au crayon gras par des enfants : terre de grès, violette et prune, terre d'argile, orange vif ou jaune moutarde, parfois calcaire d'un blanc de poussière, on se balade dessus comme sur des lignes appliquées contourant des espaces mal remplis de verdure, pleins de trous : on voit la page entre les vignes, on voit la page entre les genêts et entre les oliviers dont la collection de pièces d'argent nous salue dans le vent. Une main experte a aidé à dessiner les cyprès si bien contourés, le reste c'est le charme enfantin de la main qui tremble et des couleurs chaudes déposées sans trop d'application. C'est aussi gai que nos yeux quand on se gave de raisin. Même les montagnes, magnifiques et chaleureuses, font le dos rond pour ne surtout faire peur à personne. Ces grosses couettes espacées viennent en fin d'horizon se perdre dans la mer calme, ça fait des jolies illustrations de l'été.

Parfois, contraste quand même, les vignes les plus vieilles deviennent des tombes de sorcières couleur de cendre, tordues et cassantes. Les cailloux roulent sous nos pieds et nous font glisser dans les descentes sèches. Les nuages se déplacent sur le paysage en contrebas à la vitesse du vent, comme planent les vautours au dessus de leur proie, en étalant leur ombre noire et vive qui tout de suite disparait à l'horizon. Et surtout, surtout, chaque rocher a son château, tous des ruines gigantesques qui se fondent dans les rochers, de sorte qu'on ne saurait bien dire où est la pierre posée par l'homme et celle définie par la nature. L'humaine est greffée sur l'autre mais leurs lignes droites et sévères se répondent sans mal. Le tout dispense une majesté trompeuse, car châteaux et falaises sont morts sur leur perchoir, tandis que les cabanes au ras du sol sont riches de glycines grimpantes qui drapent leurs murs et célèbrent la victoire de la vie.

Peut être que dans ces dixaines de châteaux et de prieurés et de chapelles en ruines dont les murs ajourés laissent passer tout l'air mais encore peu de lumière, peut-être que dans leur évidente défaite sur l'Histoire et sur la Nature, il y a l'essence du punk d'ici, ce punk de la campagne des Corbières :

Ni Dieu, ni maître, sauf le vent.

mardi 21 mai 2024

7 mai 2024 : Berlin

Les capitales ne nous donnent jamais véritablement à voir les nations sur lesquelles elles trônent. Elles sont le plus souvent des pays en eux-mêmes, des cultures vastes et plurielles traversées par d'autres guerres et d'autres combats. La jeunesse, qui s'y rend comme le sang vient au cœur et en repart l'heure venue, donne aux capitales leur battement particulier, qui dans le reste du pays n'est plus qu'un vague écho. Les capitales ont une identité assourdissante, et Berlin parmi elles, que je découvrais cette semaine, ne fait pas exception.

Berlin donne à voir son étendue comme les jeunes filles étalent fièrement leurs robes sous elles et leur donnent des petits coups du bout des doigts pour en effacer les plis. Berlin s'étend sans vergogne sur huit fois la superficie de Paris, pour cinq fois moins d'habitants. La taille est ici une esthétique. Une évidence et une fierté.

Si grande cette ville qu'elle est difficile à arpenter. Les rues sont larges et longues, et relient des quartiers qui ne se touchent pas, ne s'embrassent pas et se serrent la main de part et d'autres des nombreux parcs. Des parcs d'ailleurs qui éveillent en moi une jalousie nouvelle : les habitants ont tant d'espace dans leur ville qu'ils en rendent à la nature, et le plaisir fou de traverser au printemps une ville tachée de vert vient presque souligner ce sentiment étrange, que les Berlinois ont trop d'espace, que l'espace est une richesse et qu'ils en sont riches plus que de raison. D'où découle une pensée aussi peu charitable qu'insensée : tout cet espace qu'ils peinent à occuper, ne pourraient ils pas le partager, comme on rompt le pain ? J'aimerais appuyer sur Berlin pour en vider l'air, un peu. La ratatiner. 

Pour traverser ces parcs et ces rues, il faut de longues jambes, dont les Berlinois, et particulièrement les Berlinoises, ne manquent pas. Dans les quartiers les plus jeunes les femmes portent d'ailleurs des jambes si longues et des jupes si courtes que c'est un ratio insensé. La grand mère d'une amie parlait de jupes "à ras la conscience" et ce sont exactement ces jupes-là que portent à Berlin des blondes gigantesques. Le 1er mai je traversais le Parc de Görlitzer en pantalon ample, en me sentant comme une naine en pyjama. 

Le Parc de Templehof vient poser une cerise sur le gâteau de cette gigantesque étendue : c'est un aéroport nazi devenu aéroport des Alliés lors de la séparation de Berlin, puis terrain désaffecté et finalement Parc, quoique la différence entre la notion de Parc et celle de terrain désaffecté soit subtile. Ce parc donc, que les Berlinois appellent "champ", s'étend sur 355 hectares, en faisant le plus grand espace vert en centre ville au monde. Au monde. Le Parc est bordé à l'ouest d'un camp de réfugiés ukrainiens, quasi-bidonville de préfabriqués bien séparés du reste du champ par une haute barrière en métal. Ces barrières agissent exactement à l'opposé d'un miroir : regarder au travers, c'est se persuader que ce que l'on voit, ce n'est pas nous. Ça ne pourrait jamais être nous. Ce ne sera jamais nous. Osant à peine survoler du regard les piles de vélos et les restes rouillés de machines et de jouets, je continuai mon chemin de mon côté de la barrière, fronçant les sourcils à l'évidente injustice : d'un côté de la barrière un espace vide et plat couvert de pelouse et aussi grand qu'une ville. De l'autre côté de la barrière, des préfabriqués entassés et serrés comme les toilettes dans des festivals, ancrés sur une terre devenue boueuse. Tout indique qu'ils sont là "en attendant", mais quelqu'un a trouvé le temps de construire cette grande barrière en métal torsadé qui confesse malgré elle une évidente inertie : ceux qui vivent ici ne savent plus bien ce qu'ils attendent. Mais ils voient depuis leurs fenêtres en plastique un parc qui pourrait être une ville et je ne sais pas ce qu'ils pensent. Je n'en penserais pas que de belles choses.

Les grandes assiettes sont les plus faciles à casser, et je n'ai aucun mal à imaginer Berlin fendue au milieu. Les restants du Mur, ici ou là, coloriés pour la plupart, font penser à cette tradition Japonaise du Kintsugi, qui consiste à réparer la vaisselle en sublimant les fêlures à l'aide de feuilles d'or. L'Histoire est finalement un série infinie d'espaces brisés et reconstruits. On prend plaisir à en visiter les cicatrices.

Pour jolies qu'elles soient, les cicatrices ne peuvent disparaître tout à fait. J'assistai à la rencontre de deux berlinois de mon âge. Au bout de quelques minutes de discussion, les voilà à se demander l'un l'autre de quel côté du mur ils sont nés. Vous pourriez raser tous les restes des murs de Berlin, en recoller les morceaux à la colle forte jusqu'à ce qu'on ne voie plus rien de l'Histoire, qu'on puisse passer le doigt sur l'assiette lisse sans sentir le moindre creux ou la moindre entaille, vous n'auriez pas réparé le coeur des Berlinois, dans lesquels la fêlure s'est répercutée. La première génération en a la douleur, la seconde le souvenir, dès la troisième c'est une indéfinissable flexion de l'ADN, un petit centimètre de travers dans la démarche, une minuscule tâche dans la pupille. La génération après la nôtre ne dira plus de quel côté de Berlin elle est née, elle sera née de Berlin toute entière. Et sans doute sera-t-elle grande, grande, grande de s'être reconstruite.

14 septembre 2024 : Sentier Cathare, Duilhac-sous-Peyrepertuse

Trois jours de marche dans les pattes sur le sentier cathare, je me lave les cheveux au gîte communal et nous allons dîner dans l'unique...