mardi 21 mai 2024

7 mai 2024 : Berlin

Les capitales ne nous donnent jamais véritablement à voir les nations sur lesquelles elles trônent. Elles sont le plus souvent des pays en eux-mêmes, des cultures vastes et plurielles traversées par d'autres guerres et d'autres combats. La jeunesse, qui s'y rend comme le sang vient au cœur et en repart l'heure venue, donne aux capitales leur battement particulier, qui dans le reste du pays n'est plus qu'un vague écho. Les capitales ont une identité assourdissante, et Berlin parmi elles, que je découvrais cette semaine, ne fait pas exception.

Berlin donne à voir son étendue comme les jeunes filles étalent fièrement leurs robes sous elles et leur donnent des petits coups du bout des doigts pour en effacer les plis. Berlin s'étend sans vergogne sur huit fois la superficie de Paris, pour cinq fois moins d'habitants. La taille est ici une esthétique. Une évidence et une fierté.

Si grande cette ville qu'elle est difficile à arpenter. Les rues sont larges et longues, et relient des quartiers qui ne se touchent pas, ne s'embrassent pas et se serrent la main de part et d'autres des nombreux parcs. Des parcs d'ailleurs qui éveillent en moi une jalousie nouvelle : les habitants ont tant d'espace dans leur ville qu'ils en rendent à la nature, et le plaisir fou de traverser au printemps une ville tachée de vert vient presque souligner ce sentiment étrange, que les Berlinois ont trop d'espace, que l'espace est une richesse et qu'ils en sont riches plus que de raison. D'où découle une pensée aussi peu charitable qu'insensée : tout cet espace qu'ils peinent à occuper, ne pourraient ils pas le partager, comme on rompt le pain ? J'aimerais appuyer sur Berlin pour en vider l'air, un peu. La ratatiner. 

Pour traverser ces parcs et ces rues, il faut de longues jambes, dont les Berlinois, et particulièrement les Berlinoises, ne manquent pas. Dans les quartiers les plus jeunes les femmes portent d'ailleurs des jambes si longues et des jupes si courtes que c'est un ratio insensé. La grand mère d'une amie parlait de jupes "à ras la conscience" et ce sont exactement ces jupes-là que portent à Berlin des blondes gigantesques. Le 1er mai je traversais le Parc de Görlitzer en pantalon ample, en me sentant comme une naine en pyjama. 

Le Parc de Templehof vient poser une cerise sur le gâteau de cette gigantesque étendue : c'est un aéroport nazi devenu aéroport des Alliés lors de la séparation de Berlin, puis terrain désaffecté et finalement Parc, quoique la différence entre la notion de Parc et celle de terrain désaffecté soit subtile. Ce parc donc, que les Berlinois appellent "champ", s'étend sur 355 hectares, en faisant le plus grand espace vert en centre ville au monde. Au monde. Le Parc est bordé à l'ouest d'un camp de réfugiés ukrainiens, quasi-bidonville de préfabriqués bien séparés du reste du champ par une haute barrière en métal. Ces barrières agissent exactement à l'opposé d'un miroir : regarder au travers, c'est se persuader que ce que l'on voit, ce n'est pas nous. Ça ne pourrait jamais être nous. Ce ne sera jamais nous. Osant à peine survoler du regard les piles de vélos et les restes rouillés de machines et de jouets, je continuai mon chemin de mon côté de la barrière, fronçant les sourcils à l'évidente injustice : d'un côté de la barrière un espace vide et plat couvert de pelouse et aussi grand qu'une ville. De l'autre côté de la barrière, des préfabriqués entassés et serrés comme les toilettes dans des festivals, ancrés sur une terre devenue boueuse. Tout indique qu'ils sont là "en attendant", mais quelqu'un a trouvé le temps de construire cette grande barrière en métal torsadé qui confesse malgré elle une évidente inertie : ceux qui vivent ici ne savent plus bien ce qu'ils attendent. Mais ils voient depuis leurs fenêtres en plastique un parc qui pourrait être une ville et je ne sais pas ce qu'ils pensent. Je n'en penserais pas que de belles choses.

Les grandes assiettes sont les plus faciles à casser, et je n'ai aucun mal à imaginer Berlin fendue au milieu. Les restants du Mur, ici ou là, coloriés pour la plupart, font penser à cette tradition Japonaise du Kintsugi, qui consiste à réparer la vaisselle en sublimant les fêlures à l'aide de feuilles d'or. L'Histoire est finalement un série infinie d'espaces brisés et reconstruits. On prend plaisir à en visiter les cicatrices.

Pour jolies qu'elles soient, les cicatrices ne peuvent disparaître tout à fait. J'assistai à la rencontre de deux berlinois de mon âge. Au bout de quelques minutes de discussion, les voilà à se demander l'un l'autre de quel côté du mur ils sont nés. Vous pourriez raser tous les restes des murs de Berlin, en recoller les morceaux à la colle forte jusqu'à ce qu'on ne voie plus rien de l'Histoire, qu'on puisse passer le doigt sur l'assiette lisse sans sentir le moindre creux ou la moindre entaille, vous n'auriez pas réparé le coeur des Berlinois, dans lesquels la fêlure s'est répercutée. La première génération en a la douleur, la seconde le souvenir, dès la troisième c'est une indéfinissable flexion de l'ADN, un petit centimètre de travers dans la démarche, une minuscule tâche dans la pupille. La génération après la nôtre ne dira plus de quel côté de Berlin elle est née, elle sera née de Berlin toute entière. Et sans doute sera-t-elle grande, grande, grande de s'être reconstruite.

2 commentaires:

  1. Quel plaisir de lire ta perception d une ville que je connais pas....mais tout de suite j ai envie d y aller,de voir l espace ,le vert au coeur d une ville qui respire mais c est vrai ,tu le dis si bien qui pourrait partager.Si un jour je vais à Berlin je penserai à toi.Marie ange

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