J'ai les cheveux humides et lâchés, et il doit exister quelque chose de l'ordre de trop de liberté : la tramontane me fait savoir son pouvoir souverain en venant m'emmerder chaque seconde, une mèche par-ci, une mèche par-là, c'est un vent qui agit comme plusieurs, pour un peu je serais tressée, ça veut pas se fixer sur une direction. D'ailleurs, ici c'est le vent de Cers, ni du Nord ni de l'Ouest, à pleine puissance toujours dans la pire direction. On marche contre lui et il nous hurle dans les oreilles des discours sans fin qu'on devine impolis, en tout cas ça brûle les tympans que je protège de deux capuches lacées ; j'ai l'air d'un playmobil mais, d'habitude, les cheveux ne mouftent pas et les oreilles profitent d'un faux silence couché sur le murmure du vent tout proche.
Là, en revenant du restaurant, on traverse le festival du village, le festival "des quatre vents", très bien nommé même si de vent il n'y en a qu'un et que j'en entends dix. J'ai le cheveu rebelle, je porte une veste polaire et un pantalon de pyjama élimé, des crocs aux pieds empruntées au gîte d'étape pour ne pas avoir à enfiler à nouveau mes chaussures de marche. Le look cathare, chez moi, c'est désordonné, c'est quatre vents en soi. L'amie qui m'accompagne joue sur la même partition : elle a noué son écharpe autour de sa tête, elle porte un short, des claquettes, une veste et un imperméable... personne ne pourrait deviner à nous observer en quelle saison nous sommes.
Moi je le sais, parce qu'en trois jours j'ai mangé plus de raisin qu'en dix ans : je le vole aux vignes qui viennent d'être vendangées ou sont en passe de l'être : c'est septembre, c'est sûr, les fruits sont noirs et si sucrés qu'on croirait des confiseries, on en mange avec l'impression d'être gourmandes, presque puériles. C'est septembre dans le fruit, c'est novembre dans le vent, le soleil nous observe de son oeil doré mais ne nous attaque pas : à la ville comme au champ, ma pauvre dame, y'a plus d'saison.
On se faufile parmi les tables en plastique qui n'ont pas changé depuis les années 80, et on vient se placer devant le concert. Quelques enfants se chamaillent avec des casques anti-bruits et autour de moi il n'y a véritablement que des punks. Je révise mes archétypes : les punks dans la ville et les babas-cools dans la campagne, ça n'a plus de sens. Je me souviens ces deux frères anarchistes qui me fascinaient tant quand j'étais au lycée : deux frères punks dont l'un a pris un chien et des bières comme deux accessoires nécessaires pour s'allonger sur les trottoirs et héler les passants, tandis que l'autre avait les mains courtes et épaisses et c'était comme si dans les lignes de sa main il était dit qu'il devrait aller les travailler contre la terre et contre les troncs. Il disparaissait des mois durant dans les campagnes environnantes, et revenait avec les ongles sales. Ici je le cherche presque du regard, ce frère des champs : il préfigurait le punk des campagnes dont j'ignorais à l'époque l'existence et le sens : ni Dieu ni maître, sauf le vent de Cers.
Les punks, aujourd'hui, sont parents. Le groupe qui joue est punk jusque dans les pantalons troués, les vestes cloutées et les coiffures en revers du bon goût. Ils jouent des accords de Jacques Brel avec l'énergie du rien-à-branler sur des nappes de clarinette et d'accordéon. Ils chantent des chansons sur la maternité en sautant sur place. Les archétypes s'entrechoquent mais le choc c'est l'essence du punk et, comme le vent d'ici, il ne trouve son sens que quand il nous fait perdre le nôtre.
Pourtant les paysages du coin n'en appellent pas à l'énergie du punk et de l'anarchiste : les sentiers qui coulent dans une végétation chiche et tordue semblent avoir été dessinés au crayon gras par des enfants : terre de grès, violette et prune, terre d'argile, orange vif ou jaune moutarde, parfois calcaire d'un blanc de poussière, on se balade dessus comme sur des lignes appliquées contourant des espaces mal remplis de verdure, pleins de trous : on voit la page entre les vignes, on voit la page entre les genêts et entre les oliviers dont la collection de pièces d'argent nous salue dans le vent. Une main experte a aidé à dessiner les cyprès si bien contourés, le reste c'est le charme enfantin de la main qui tremble et des couleurs chaudes déposées sans trop d'application. C'est aussi gai que nos yeux quand on se gave de raisin. Même les montagnes, magnifiques et chaleureuses, font le dos rond pour ne surtout faire peur à personne. Ces grosses couettes espacées viennent en fin d'horizon se perdre dans la mer calme, ça fait des jolies illustrations de l'été.
Parfois, contraste quand même, les vignes les plus vieilles deviennent des tombes de sorcières couleur de cendre, tordues et cassantes. Les cailloux roulent sous nos pieds et nous font glisser dans les descentes sèches. Les nuages se déplacent sur le paysage en contrebas à la vitesse du vent, comme planent les vautours au dessus de leur proie, en étalant leur ombre noire et vive qui tout de suite disparait à l'horizon. Et surtout, surtout, chaque rocher a son château, tous des ruines gigantesques qui se fondent dans les rochers, de sorte qu'on ne saurait bien dire où est la pierre posée par l'homme et celle définie par la nature. L'humaine est greffée sur l'autre mais leurs lignes droites et sévères se répondent sans mal. Le tout dispense une majesté trompeuse, car châteaux et falaises sont morts sur leur perchoir, tandis que les cabanes au ras du sol sont riches de glycines grimpantes qui drapent leurs murs et célèbrent la victoire de la vie.
Peut être que dans ces dixaines de châteaux et de prieurés et de chapelles en ruines dont les murs ajourés laissent passer tout l'air mais encore peu de lumière, peut-être que dans leur évidente défaite sur l'Histoire et sur la Nature, il y a l'essence du punk d'ici, ce punk de la campagne des Corbières :
Ni Dieu, ni maître, sauf le vent.
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