J’ai
envoyé ma thèse et M. m’attendait devant le bureau. On allait
boire une bière et manger des sushis et parler de ce que ça fait
d’avoir fini : je savais que j'aurais dû me sentir le cœur en fête
mais en vérité je ne cessais d’avoir peur, tellement peur.
On est sorties du bureau de 6m2 sans fenêtre que nous avons partagé
pendant trois ans et en fermant la porte à clé, je suis tombée sur
la photographie d’une belette écrasée sur la route. Trois photos
du cadavre de la petite chose, dont je demandais depuis des siècles
qu’elles soient retirées du mur qui jouxtait mon bureau. Les
années aidant, je ne voyais presque plus l’œuvre macabre, mais ce
soir là, 22h, en sortant du bureau, je n’ai vu qu’elle en
fermant la porte à clef et, c’est la vérité, j’ai
immédiatement pensé que quelque chose n’allait pas.
Bien
sûr, je projetais dans cette belette écrasée toute la peur qui me
nouait le ventre et la fatigue qui m’occupait le front, mais jamais
chose morte n’eut autant de pouvoir sur moi : en l’instant,
moi qu’on connaît rationnelle et sceptique, me voilà devenue
superstitieuse. Alors, quand j’ai laissé M. devant le métro et
tandis que je prenais l’escalier – l’escalator ne marchait pas,
c’était un signe – je me disais simplement : « si
c’est facile ce sera facile. Si je tombe, c’est la fin ».
Et comme ça arrive quand on investit nos pieds de trop de choses,
ils sont appliqués mais lourds : je ne tombai pas, mais ce ne
fut pas facile. Et parce qu’il ne sert à rien de distribuer les
cartes sans y lire l’avenir, je suis entrée dans la rame en
pensant « ça n’ira pas mais en tout cas, tu ne t’arrêteras
pas. »
Le
fait est que je ne me suis pas arrêtée. Qu’en fait, ne pas
m’arrêter ne s’est pas avéré être la forme de ma résilience,
mais le constat même de ma démise : ma thèse est jugée
« insoutenable », il faut que je la travaille encore
quelques mois. Quelques mois dont combien pour soigner mon ego et
trouver l’énergie ? Combien pour décider de ce que j’ai
encore à donner ? Mes yeux y sont, dans ma thèse. Mes doigts
et ma nuque. Veulent-ils mon ventre ? Veulent-ils ma langue ? Je croyais les avoir donnés aussi.
Ça
rend superstitieux.
On
dit que les gens superstitieux essaient de créer du sens quand il
n’y en a pas. D’ordonner le chaos. Parfois, c’est l’inverse.
Admettre qu’il y a un sens à ce retournement cruel (car il y a
cruauté) c’est admettre plus cruel encore : ma thèse n’est
pas bonne. Si sens il y a, c’est celui-là. J’ai rêvé la nuit
dernière que je mettais au monde un bébé couvert de poils
disparates, chauve ou presque, barbu ou presque, brun mais sans
chaleur, long de visage et trappu de corps : un bébé laid, que
j’aimais bien. Tout le monde le trouvait d’une grande laideur
mais les gens de mon entourage n’étaient ni horrifiés, ni
apitoyés : ils étaient gentils, mais la chose était laide et
ils étaient satisfaits qu’entre tous je sois celle qui l’ait mis
au monde. Si sens il y a, c’est celui que me souffle mon rêve :
le monde n’est pas méchant, c’est simplement que mon bébé est
laid. Si par contre il y a un peu de chaos, un peu d’étrangeté et
beaucoup de hasard, alors mon bébé est peut-être laid parce que la
belette est morte, ou l’escalator en panne. Mieux : il est
peut-être laid pour que je prenne l’escalier. Dans un monde
absurde, je n’ai pas à être raisonnable, à dire merci à ceux
qui font la grimace, à ceux qui m’intiment de le mettre en
couveuse, à ceux qui me disent quand l’en sortir, à ceux qui me
caressent le dos avec compassion pendant que je regarde l’être gentil et
difforme. Je
suis superstitieuse pour ne surtout pas que tout le sens vienne de
moi.
J’ai
changé de bureau, passé une ou deux bonnes journées puis une
mauvaise mais la mauvaise était aujourd’hui. Quelqu’un avait
jeté un œil dans la couveuse et j’ai cru voir un instant dans son
regard qu’il trouvait mon enfant laid, alors j’ai compté les pas
dans l’escalier, j’ai regardé les affiches au mur et j’ai
cherché des yeux le message, et comme je ne trouvais rien, j’ai
écrit à M. qui m’a rassurée. À la fin de son mail, en toute
ignorance, elle me disait « mais ce soir, c’est bon signe, tu
vas voir le concert de Tchaïkovski et Dvorak. Le Roméo et Juliette
est fabuleux. » « C’est bon signe »
disait-elle, et c’était la promesse que le sens, perdu dans les
traverses de la superstition, ne pouvait remonter jusqu’à moi.
Tant que j’allais voir comme prévu Tchaïkovski et Dvorak, j’étais à l’abri
d’être responsable.
Alors
je suis arrivée devant la salle de concert plus d’une demi-heure à
l’avance. À l’entrée, j’ai demandé si c’était bien là,
en montrant mon billet, et ça a agacé les gardes « oui, oui,
c’est là, entrez » et j’ai attendu dans le hall avec N.
jusqu’à 19h30, l’heure du spectacle. Dans le grand hall il n’y
avait que de vieilles bourgeoises en fourrure ; le concert était
pourtant gratuit pour les étudiants, dont je suis. J’ai compris
trop tard que le concert était bel et bien ailleurs, à dix minutes
de marche et deux stations de métro de là. Et, comme toujours parce
que je suis une pleureuse, j’ai éclaté en sanglots. N. ne
comprenait pas, « c’est un concert comme un autre, et tu vas
à l’Opéra dimanche ». Et comment pouvais-je lui expliquer :
« si je ne vais pas à ce concert, bordel, c’est de MA faute
si le bébé est laid ?!! »
Entre
deux sanglots, on s’y est rendu quand même, et pourtant N. m’en
voulait et je ne sais toujours pas pourquoi et quelque part ça me
rassurait un peu qu’il m’en veuille parce que c’était absurde
et je veux vivre dans un monde absurde où rien n’est de ma faute.
On a manqué Tchaïkovski, on a manqué le « fabuleux »
Roméo et Juliette mais on était là pour Dvorak et je ne sais pas
ce que j’en conclus. Les yeux embués, même les superstitions
deviennent floues.
Je
rentre. J’allume l’écran, Netflix, Jim & Andy. Jim Carrey,
ses yeux brillants plantés dans la caméra jusque dans les miens,
conclue : « C’est difficile d’échouer dans ce que
l’on aime faire. Mais c’est pire d’échouer dans ce que l’on
a accepté de faire par concession. »