mercredi 10 avril 2019

4 au 7 avril : Montpellier - Savoy Cup

Un, deux, trois-et-quatre, cinq, six, sept-et-huit.

C'est la langue des danseurs de Lindy. Ça se parle avec les pieds, les mains aussi quand on sait. Ça prend des tournures, il y a des niveaux de langue, mais c'est la même, au fond, partout. Ça prend des accents de trompette ou de clarinette, des voix du Sud ou du Nord, de l'Est ou de l'Ouest, des timbres de quartiers, mais on se comprend. À la Savoy Cup, à Montpellier, ça parle vingt langues dans les couloirs mais dès qu'on s'exprime avec les pieds, tout le monde sait.

Tout le monde sait. Parfois ça fait un, deux, trois-et-quatre, cinq-et-six.

Ça se passe dans un de ces Casinos de plage qui rêvent d'une grandeur scorcesienne et se contentent de quelques couples de vieillards, lesquels font couler les chairs molles de leurs bras sur une roulette lustrée qui n'a jamais connu le luxe de l'élégance. Ça se contente de jeunes excités résolument décidés à perdre leur argent comme des riches - c'est toujours mieux que de le gagner comme des pauvres. Ça se contente de quelques costards célibataires qui se rêvent d'un temps où les petites blondes tournaient entre les tables à la recherche de la plus jolie montre : «Je couche qu'avec les Rolex, moi, monsieur.» Et à côté de tout cet ennui des villes de plage quand le soleil n'est pas là, il y a le soleil d'à côté, celui que les swingueurs dessinent avec leurs Apple Jacks.

La grande salle est occupée par des centaines de danseurs, et parmi eux des bijoux. Toute jeune je dévorais les Fred Astaire comme pour me coudre une deuxième vie sur la couenne, une où j'aurais la crinière de Ginger Rogers et les jambes de Cid Charisse. Je regardais et je me disais que ça n'existait pas, ça. C'était du cinéma. C'était la chance sur un million : il y a un gars qui savait faire, et on l'a mis sur pellicule. Allez, il y en avait peut-être trois ou quatre, et puis basta. Je ne les verrais jamais. En secret je voulais épouser Donald O'Connor ; d'ailleurs j'avais regardé, sa femme s'appelle Patricia. Je m'en rappelle, parce que j'étais sûre qu'il n'y avait que quatre personnes au monde qui pouvaient faire ça et que jamais je n'en verrais, mais je savais le rêver.

Et puis ce week-end je les ai vus. Pas Astaire, ou Kelly, ou O'Connor, ou Rogers, ou Reynolds ou Charisse. Mais d'autres. Des danseurs. Des magiciens du corps et de la musique. J'en avais déjà rencontré quelques uns ici ou là, certains ont été mes professeurs, mais ils étaient tous là avec l'envie dévorante de montrer ce qu'ils savaient faire. Ils étaient là et plus nombreux que tout ce que j'espérais et la joie était la même que celle qui me prenait en regardant en boucle le fameux «Make 'em laugh» ; la passion était la même et parfois, au détour d'une danse ou d'une compétition, j'explosais à l'intérieur du bonheur simple de les regarder.

Alors autour de moi la même explosion, la même joie, sortait en hurlant des bouches des centaines de danseurs, sortait par leurs mains, par leurs yeux. Une excitation solaire, le moment où la danse passe au travers de soi, au travers de tous. J'ai compris qu'on avait la même langue, parce qu'on avait le même bonheur.

Un, deux.
Hellzapoppin'. Une scène de film incontournable pour tous les swingueurs du monde. C'est une comptine qu'on se répète : des couples qui dansent comme s'ils pouvait secouer la misère tel un chien ses puces et ressortir avec la peau toute neuve de la joie pure. En cérémonie d'ouverture, quelques danseurs blancs - avons-nous dévoré tous les noirs ? - reproduisaient la fameuse chorégraphie. Moins terrien, moins vibrant, mais stupéfiant.

Trois-et-quatre
Une compétition oppose deux couples. Pêle-mêle une française, une italienne, deux suédois, vous secouez le tout - de toute façon tout le monde comprend. Ils se rencontrent. Au sommet. On les connait tous, ils se connaissent. On se promet du grand spectacle et on s'installe tout autour, assis ou debout, par terre, on attend. Et c'est magnifique, mais pas seulement. Parce qu'alors qu'on pense être arrivé au bout, au point d'orgue, au moment où on s'apprête à prendre notre satisfaction sous le bras pour aller déjeuner avec, ça monte. Peut-être pas en énergie. Sans doute pas en vitesse. Ça monte en plaisir. En jeu. Ils parlent, se répondent, se narguent et en rient. Ils emmènent avec eux quelques centaines de personnes jusqu'à ce qu'à la note finale on n'ait plus encore une fois qu'à laisser échapper tous en cœur le même émerveillement. Une communion. On parle la même langue, parce qu'on crie les mêmes cris.

Cinq-et-six
Je parlais parfois d'une danseuse londonnienne qui, sans presque rien faire, m'avait touchée profondément à Budapest. Une femme dont on ne saurait pas dire si elle danse comme elle vit ou si elle vit comme elle danse, mais chez qui tout évoque la sincérité absolue. Une sincérité tendre, et une tendresse sincère. Je me contentais sans mal d'être son unique fan de l'ombre, j'ai eu de l'entraînement lors de mon mariage imaginaire avec Donald O'Connor. J'en parlais parfois, cependant, parce que je n'arrivais pas à mettre un mot sur mon propre attachement à une danseuse avec laquelle je n'avais pas dû échanger plus de trois mots, vraisemblablement autour de la façon de faire un simple tuck-turn digne de ce nom. Son spectacle de Cabaret était parfaitement à l'image de la poésie sans courbettes ni frous-frous que je trouvais déjà à sa personne. Mais lorsqu'au dernier soir il lui fut décerné un prix pour ce spectacle, j'étais plus heureuse de la voir traverser la salle pour prendre son prix que je ne l'aurais été pour moi-même. Et sans que je sache comment, les danseurs tout autour qui applaudissaient, comme moi ne voulaient pas s'arrêter. Comme moi voulaient se lever en son honneur, à croire qu'elle avait représenté avec le plus petit spectacle les plus profonds de nos émois. Comme moi voulaient scander son nom, célébrer une personne qui n'en voulait pas tant, et qui pleurait devant nous. On parle la même langue parce qu'on aime du même amour.

Alors :
Un, deux, trois-et-quatre, cinq, six, sept-et-huit.
Maintenant, dansons ensemble notre esperanto.

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