samedi 6 janvier 2018

INDE, Chennai - 5 janvier 2018

«Regarde le mât. Regarde la sirène.» Je me souviens, enfant, au Parc d'attraction, dans le Bateau Pirate, terrorisée à en sentir les cheveux se séparer de mon crâne, tandis que le bateau élevait sa proue dans les airs avant de retomber lourdement, sa coque dessinant sous lui un arc de cercle impeccable et bien trop ample à mon goût. Mon père me disait de regarder le mât, au centre, sur lequel une sirène en bois était attachée - c'était lire un mythe à l'envers, mais après tout le bateau n'était pas lui même foncièrement à l'endroit. Il me répétait de me concentrer sur ce bout de bois et sa drôle de dame pour ne pas voir la peur, et l'oublier. Les enfants ont le droit de faire ça.

Je regarde l'arceau de la moustiquaire au-dessus de moi. J'aurais adoré dormir sous cet élégant chapiteau de tulle blanche, enfant, parce que toute garçon manqué que j'étais parfois, c'était peut-être ce que j'enviais le plus aux princesses : ces hautes tours de tissus qui habillent leurs lits comme les voiles le visage des mariées. Mais aujourd'hui, cette moustiquaire accrochée à une corde rouge qui traverse la chambre aux murs décrépits a perdu ses allures princières. Je la regarde et je pense aux moustiques dehors, aux dangers qu'ils propagent de leur petite trompe méchante. Avant, je n'avais pas peur des moustiques. En regardant l'arceau de la moustiquaire au-dessus de moi j'essaie de ne pas penser à l'eau dont j'ai aspergé mon visage avant de me rappeler de ne surtout pas la boire. Avant, je n'avais pas peur de l'eau. C'est ma première nuit en Inde, à Chennai. Je viens d'arriver et toutes ces petites peurs viennent bourdonner à mes oreilles. Avant, je n'avais pas peur de voyager.

Je reconnais mes moments d'incertitudes, mes moments difficiles à toutes ces peurs qui se taisent le reste du temps, et qui font alors la ronde, se moquent de ma faiblesse et la montrent du doigt. C'est le jeu. J'en faisais déjà les frais il y a quelques petites années à peine. Mais je suis en Inde pour être plus forte que ça, pour dompter la peur, amadouer la sirène, revenir plus sereine, plus confiante. Passer une heure, seule, bloquée à l'immigration pour une erreur dans l'adresse de mon hôtel, et en sortir quand même. Prendre un taxi sur des routes sans code, où les gens roulent à l'envi dans un sens ou dans l'autre en plein milieu de la nuit, et arriver, fatiguée, dans un ravissant petit hôtel dont les palmiers de la cour intérieure sont encore décorés de guirlandes de noël décidément hors saison. Regarder la moustiquaire noire de mes petites frayeurs se tordre et s'enrouler autour de mon lit avant de m'endormir enfin, rêvant calmement de centaines de princesses sous leurs grands draps de tulle blanche.

Je n'ai rien vu de l'Inde que les centaines de gens à la sortie de l'aéroport, une circulation rocambolesque et un petit hôtel : ce que je découvre et comprends ce soir est en moi. Les enfants regardent la sirène, les adultes regardent le bateau : les pirates, eux, osent regarder tanguer leur propre cœur. Je compte les couleurs et les épices qu'il me faut pour guérir, pour gagner, pour rentrer et reprendre la vie qui, je sais, est la raison de toutes mes peurs ou, pour être exacte, la seule, de toutes ces peurs, qui soit vraie.

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