mardi 25 septembre 2018

24 septembre 2018 - Rome

Les villes ne sont jamais ce qu'on attend d'elles.

Je connais les gens qui voyagent souvent, et souvent seuls : ce sont des morveux sur la brèche de la précarité, d'extraction petite bourgeoise ou d'une intelligentzia en déroute, qui ont sacrifié le pragmatisme libéral (tu trimeras mon fils) sur l'autel de l'enrichissement culturel : ils sont allés à l'université et beaucoup ne l'ont jamais quittée ou alors difficilement ; il ne sont jamais pauvres et ne le seront sans doute jamais ; ils ne seront sans doute jamais à l'aise pour autant, il leur faudra toujours prendre l'air dans la gorge et jamais dans la poitrine mais ils se laissent s'en inquiéter dans le futur. Dans vingt ans, peut-être, on verra bien. En attendant ils se dandinent sur cette brèche et sautent d'une ville à l'autre pour avoir des histoires à se raconter quand le monde est trop seul et n'a pas assez d'une seule lune. Ce n'est pas moi que je décris, c'est la bande des singes hurlants qui rient et pleurent autour de moi en gesticulant les mêmes pantomimes ; on se connaît parce qu'on est semblables, frères d'une autre mère et d'un autre père.

Alors bon, on en connaît quelques unes, des villes, et on se crée avec elles un patchwork économico-historico-sociologico-culturo-crâneur qui devrait nous permettre de deviner une ville quand on a vu ses sœurs. Mais je me trompe toujours.

Les premiers pas seule dans une ville - qu'il y en a eu ! - c'est à chaque fois un moment d'une intensité redoutable. Mes pleurs à Harlem, avec ma valise gigantesque qui aurait pu me contenir deux fois tandis que je n'arrivais plus à me contenir moi-même, pas même en un seul exemplaire, perdue dans la jungle urbaine d'un quartier à l'âme sombre, franche et joueuse. Ma peur à Chennai, en Inde, qui m'enveloppait comme du papier ciré - froid et glissant - et crissait contre ma moustiquaire...

Les premiers pas dans une ville disent tout de sa démarche. Après, on ne peut plus que l'imiter pendant le reste du séjour.

Je suis entrée dans Rome comme si je l'avais toujours connue. Elle dit «ciao», je réponds «tchao» et on sourit. Où que l'on se tourne, des pierres d'un autre âge dessinent les plus belles maisons et les plus beaux palais et les plus belles églises. Tout est beau, partout, à toute heure. Comme les jeunes gens trop populaires, ça me rendrait méfiante et cynique, habituellement. Mais pas à Rome. Elle dit «ciao», je hausse les épaules et elle sourit.  Toutes ces pierres pourtant sont mortes. Elles ont cessé de souffler. Le marbre, partout, est mort plus que tout autre. Le dôme du Panthéon est mort le ventre en l'air. Le granit des fontaines est un tas de sable dont chaque grain est mort dans son sommeil, au tournant d'un siècle ou d'un autre. Rome dit «ciao», la pierre ne répond rien et la ville sourit.

Même le long des plus larges boulevards, pour lesquels je nourris habituellement une aversion amère (celui qui a pensé le boulevard était sans doute frère de celui qui a pensé la cathédrale : qu'il faut mépriser l'homme pour le vouloir si frêle !)... même là, à chaque dizaine de pas je pensais : «je pourrais vivre ici» et parfois je me demandais si je n'y avais pas déjà vécu, dans une autre vie.

Peut-être que malgré l'ombre imposante de son histoire, ce qui me permet d'adopter Rome et de la faire mienne, c'est que je peux marcher cette ville. Elle m'y invite. Elle me montre son jupon de granit et me dit «fais en le tour et dis moi ce que tu en penses» et elle dit «ciao» et je dis «bella». Embrasser quelqu'un c'est l'entourer de ses bras. Embrasser une ville, c'est l'entourer de ses pas. C'est en embrassant Rome que je l'ai aimée, comme on aime le garçon après le baiser plutôt qu'avant. J'ai embrassé Rome de mes pieds et pour finir j'ai ponctué ma tendresse d'un ou deux pas de danse dans une école de swing. En partant de là, rassasiée d'une danse qui m'affame chaque jour un peu plus, les élèves m'ont lancé «ciao» et j'ai dit «ciao». Ils ont souri.

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