mardi 9 août 2022

7 août 2022 : D'eau, de roche et de bois

Allongée dans la rivière sur un lit de pierres, je regarde l'eau passer, comme immobile, au-dessus de mon corps, et m'en dessiner un autre. Seule dans l'eau, séparée des autres par le courant, je regarde autour de moi les musiciens discuter d'une pierre à l'autre, monter et descendre le long de la gorge, prendre le soleil ou plonger dans l'eau fraîche.

Je pense au groupe de femmes qui est passé la veille sur scène, avant et après des hommes, après et avant des hommes, au milieu d'eux. Leurs premiers mots sur scène étaient pour s'excuser parce qu'elles jouaient tard. C'est à dire qu'elles avaient été programmées tard. Leurs premiers mots étaient pour s'excuser d'avoir été programmées, par d'autres, près du coucher du soleil. J'aurais aimé que tout le monde s'excuse, sauf elles. Qu'on s'excuse tous de les avoir programmées tard, si cela importe, qu'on s'excuse de n'avoir jamais ou presque programmé d'autres femmes, ici ou ailleurs, qu'on s'excuse d'avoir testé plus durement leurs aptitudes et leur talent qu'on ne l'aurait jamais fait pour les autres, qu'on s'excuse d'avoir tous jaugé leur beauté, leur féminité, leur grâce, et d'avoir reporté à l'aune de ces quelques notes réductrices les qualités qu'elles nous présentaient : leur humour, leur joie, leur musique. J'aurais aimé qu'on s'excuse tous d'exister et qu'elles ne s'excusent de rien. 

Elles sont parties tôt, n'ont pas fait la jam. L'une d'elles m'avait dit qu'il lui tardait de rentrer, pour retrouver son enfant, tout petit encore. 

Je repense à une amie qui l'a faite, cette jam. Avant et après des hommes, après et avant des hommes, au milieu d'eux. Qui cherchait ses accords et trouvait sa voix. Je pensais que ça avait l'air facile, quand on l'entendait, de chanter, mais tellement difficile de s'en donner le droit. Au milieu des hommes. Avant et après eux. Sous leur regard. Moi, j'observe, je ne suis pas là. Ni avant, ni après les hommes, ni même au milieu d'eux.

La jam a duré jusqu'au petit matin, on a tous peu dormi. Je regarde l'eau passer et me construire un corps et je me demande ce qu'il faudrait pour sculpter ce corps nouveau de courants et de veines sous-jacentes. Je rêve de sculpture, et puis lassée de m'inventer des talents, je reviens au monde. Je regarde les quelques femmes qui sont restées debout sur la petite plage de galets. Je me demande lesquelles sont musiciennes, secrètement. Pour la plupart italiennes ou allemandes, elles sont toutes la "copine de". Celle-ci sort avec un violoniste louisianais, celle-là avec un banjoiste de Berlin...

Ces italiennes et ces allemandes, parlant un langage commun de féminité sauvage, se comprennent sans accent. Elles me regardent du coin de l'œil, me sourient avec les dents, avec les mains, avec leurs yeux, ça fait vrai ça m'impressionne ; je me sens minuscule quand elles m'aiment. 

Les allemandes ont le corps sec et les jambes poilues, elles sont à portée, toujours : on peut tendre le bras et on trouverait au bout de l'air ces petites branches sans feuille et ça fremirait au bout d'un peu d'amusement. Quelqu'un a accroché un petit chapeau vert à l'une de ces jolies branches, et alors la branche me parle et elle a de grands yeux amusés - je ne sais pas ce qui l'amuse ça doit être moi ; je dois être amusante avec mon bois dur, avec mes racines, avec mes bavardages dont le tour de force est d'être toujours superficiels et n'être pourtant jamais légers.

Les Italiennes ont le corps plein, les sandales sales. Leurs robes sont à peine des draps colorés qu'elles laissent retomber sur leurs épaules et qui glissent de là sans presque toucher leurs corps qui n'en ont que faire. Leurs os sous cette chair sont solides, le regard tout autant. D'entre elles, vous ne pourriez ignorer celle aux yeux bleus. Celle-là est toute faite de la montagne et d'un peu de cuivre. Elle danse comme ceux qui ont eu le bonheur de ne jamais avoir appris à danser. Elle danse parce que son corps est libre et que son corps lui dit de bouger. Elle danse parce qu'au fond ce n'est pas elle qui décide. C'était décidé d'avance. Qu'elle danse avec ou sans partenaire, elle danse toujours seule. Elle est plutôt la vache et le taureau, la belette et le bouquetin, elle est plutôt la pierre et le soufre, elle est plutôt l'eau et la terre qu'elle n'est danseuse. N'étaient ses yeux bleus elle serait rendue entière à cette sauvagerie, avalée par elle, libérée en elle, mais il y a ces yeux d'une autre pierre, que les hommes ne peuvent pas ignorer et qui ne peuvent en retour faire que cela : les ignorer quand elle leur sourit, les ignorer quand elle danse, les ignorer quand elle leur parle. Ses yeux sont le leurre de la civilisation, un mirage apprivoisé dans la roche aride. Elle est de la race des sirènes de montagne. J'ai peur de la toucher.
Ses amies italiennes ajoutent leur chair à la sienne, des tatouages disparates comme on décore un mur de cartes postales dépareillées, et leurs cuisses vibrent quand elles marchent, elles ont des bleus et des croûtes et de la cellulite et qui ne voudrait pas être exactement comme elles ? Exactement comme elles. Qu'on se surprenne à les regarder on ne peut plus faire que ça. Leurs cuisses retiennent nos attentions, on voudrait les survoler, on voudrait glisser un regard et c'est raté on y plonge comme dans la boue ou le sable ; y jeter un oeil c'est l'y laisser. Toute l'attention qu'on leur prête est de l'attention qu'on leur donne, dont elles ne veulent même pas. 

Mon corps, je ne l'ai jamais connu libre. À force de régime et de talons et de corsets, à force de rentrer le ventre et mesurer ma poitrine, il est au corps de femme ce que le labrador est au loup. Il ne sait pas danser parce que justement il a appris. Il ne peut plus parler, avec ou sans muselière. Je le regarde - assis, debout, couché - je le traite bien et il me rend difficilement la politesse, il ne me rend au fond que le policé. Quand il veut sortir il me présente sa laisse.

Je regarde l'eau m'en sculpter un nouveau. Je me demande ce qu'il faudrait pour le garder.  Je me lève difficilement sur les rochers glissants, et je regarde l'eau me vêtir de bottes d'écume. Je trouve ça drôle, je bouge les orteils et les bottes changent un peu. Je lève la tête, il y a devant moi deux hommes. Je reviens d'instinct à mon maillot de bain léger et abîmé, et je me demande ce qu'ils voient, eux, de ce corps presque nu. Mon corps, toujours, inlassablement, comme dans un cachot, comme dans ces salles d'interrogatoires aux miroirs sans tain, est avant et après les hommes, après et avant les hommes, et au milieu d'eux.

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