Récits d'une belette en voyage
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mardi 10 août 2021
Le Swing des éclopés
vendredi 6 novembre 2020
4 novembre 2020 - Pays de la peur
Ça fait quinze ans que je trimballe un bout de blog à l’extrémité d’une ficelle, que je le balade sur diverses plateformes pour témoigner de divers pays, de divers voyages. Blog qui s’est éteint, doucement, en même temps que mes voyages se sont limités à des Festivals de danse, que j’ai arrêté d’aller dans des pays pour les vivre et que j’ai commencé à les danser. C’est le jeu ma pauvre Lucette. Je croyais ce besoin de regard sur l’étranger aussi essentiel à ma nature que le châtain de mes cheveux ou la couleur de ma peau, il semblerait que le voyage ne soit jamais tout à fait une question d’ADN. À l’heure de l’effondrement, d’une conscience collective plus acérée sur l’environnement et le climat, la notion même de voyage est devenue problématique. Je ne dirais pas que j’accepte cette sédentarisation à bras ouverts, loin de là, mais il faut bien composer avec mon nouveau travail, ma passion et mon éthique. Cette partie d’échec n’est pas terminée.
Pourtant, je reprends la plume – virtuelle, s’entend – pour parler de mon dernier voyage, et pas le moins éprouvant : un voyage au pays de la peur.
Ce fut un séjour court, de 10 jours, qui s’est ouvert sur une Escape Room Horrifique, a traversé nonchalamment la fameuse fête d’Halloween, et se termine aujourd’hui sur des élections américaines outrageusement serrées entre un grossier molosse assoiffé de sang et un discret Dr Jekyll, tenant sous cape un Mr. Capital patient et féroce.
Ces moments de parade horrifique outrancière, ces points rouges de fausse hémoglobine, reliez-les ensuite d’un deuxième confinement, pas bien méchant, le confinement, pas bien flippant, un confinement qui tient d’une peur lasse d’elle-même, d’une inquiétude qui ne sait plus trancher, un quotidien de crocs émoussés. C’est pour le paysage. Ça, c’est que je voyais à l'horizon pendant ma traversée. Trois points brillants et entre eux une ligne molle.
Le premier acte de mon récit était respectablement pensé.
Malade, fiévreuse, incapable de travailler, j’ai pris rendez-vous chez le médecin, un peu comme blasée. Je râlais que malgré les masques, le gel, la distanciation et le télétravail je sois seule encore capable d’attraper une bonne vieille gastro-entérite des familles. Peut-être le reste d’une admiration pour ma mère, qui traverserait un continent de lèpre et de choléra sans attraper ne serait-ce qu’un rhume : je maudis depuis longtemps chez moi une nature un peu fragile. J’étais l’enfant qui avalait les comprimés comme des bonbons, et l’adulte qui tousse trois mois par an et me traîne une grippe les années paires, une gastro-entérite les années impaires, depuis maintenant une quinzaine d’années. Entre-temps j’ai pu profiter d’une légère malformation cardiaque, et je suis un traitement quotidien pour ralentir mon cœur. J’en viens au fait : pour autant que je le souhaite, la santé et les joues roses ne sont pas tout à fait à mettre au compte de mes qualités. Je voulais seulement qu’un médecin me prescrive un arrêt de travail d’une journée, le temps que j’aie sué les derniers microbes ou virus (je ne sais jamais), et que je reprenne mon chemin.
[À la fin du premier acte d’un film d’horreur, inscrivez un “MAIS” en gros sur le tableau. Pour les plus structurés, ajoutez y un “QUAND SOUDAIN” et le tour est joué. C’est ce que je dis à mes étudiants du fameux film Les Trois jours du Condor : Robert Redford va juste acheter des sandwichs pour ses collègues, comme toutes les semaines MAIS il pleut et il prend la porte de derrière, il revient tranquillement au travail QUAND SOUDAIN il découvre que tous ses collègues sont morts assassinés. Un premier acte de livre d’école.]
Un rendez-vous banal, donc, MAIS en pleine période de Coronavirus mon médecin traitant ne pouvait pas me recevoir en personne - puisque mes symptômes comportaient, entre autres, de la fièvre et des maux de tête. Il m’a proposé un rendez-vous à distance, une télé-consultation (en voilà des mots qui sont devenus familiers en un rien de temps). À vrai dire ça me convenait plutôt : pas besoin de me déplacer avec mes courbatures et mon mal de crâne (vous savez, ceux qui donnent la sensation que vos talons s’enfoncent dans vos tempes à chacun de vos pas). C’était sans compter sur mon compagnon têtu, acolyte sans pareil de mon voyage à travers la peur. Il a pris rendez-vous pour moi chez sa médecin. Juste de quoi se retourner plus tard, quelque part sur le chemin et se dire “que ce serait-il passé si, à cet instant-là, je n’avais pas choisi cet embranchement ?”. D’humeur peu combattive, je me suis diligemment rendue chez cette médecin que je ne connaissais pas, une femme sans rondeur, ni dans son visage ni dans ses paroles, qui ne s’encombre de rien, pas même de chaleur, et laisse à vif une indéniable compétence. J’étais venue pour repartir, juste pour le bout de papier. Elle a questionné, elle a palpé mon ventre… QUAND SOUDAIN, elle m’a jeté un regard étonné : il y avait un truc étrange, mais elle ne voulait pas me dire quoi. Elle a parlé de Coronavirus, et m’a prescrit une analyse de sang et un test Covid.
Le Covid, mes amis l’ont attrapé en masse et ce n’est pas une façon de parler. Personne n’en est mort, mais il existe autour de moi. N’étaient mes parents avec qui j’avais déjeuné quelques heures plus tôt, j’aurais sans doute préféré l’avoir attrapé. Ne serait-ce que pour comprendre le sourcil froncé de la médecin, ce “quelque chose ne va pas” mais on ne sait pas quoi.
J’ai passé mes analyses de sang et un test Covid. C’est bon, c’est fait, c’est l’heure de se reposer avant de reprendre le travail. Mais on est dans le deuxième acte : vite vite vite coupez dans le lard, rien ne dépasse, ne laissez pas à votre personnage le temps de prendre un café, on veut du monstre, nous, on a payé pour un voyage dans l’horreur. Je reçois un appel de la clinique : “votre analyse de sang montre une grosse inflammation, retournez chez le médecin”.
J’obtempère, mais la docteure sans rondeur n’est pas là, remplacée par une jeune femme toute en douceur et grands yeux bleus, qui me regarde au-dessus de son masque tout en me palpant le ventre (cessez s’il vous plait laissez mon ventre tranquille). Un peu déroutée par une analyse de sang façon Schrödinger qui s’avère encore aujourd’hui indiquer ET ne pas indiquer un virus tout à la fois, elle me prescrit une analyse de selles. Pas de repos pour les aventuriers de la frayeur, je suis encore d’humeur tranquille et je me rends de nouveau à la clinique pour les analyses en question. Je vais pouvoir faire réchauffer le café qui est resté dans la cafetière. Mais, la tasse fumante entre les doigts, je reçois un appel à l’aube, le lendemain, de ma médecin aux yeux noirs, qui a bien lu ce que m’avait conseillé sa collègue, mais quand même…
Remplissons les silences, voulez-vous. Sur ses virgules on pouvait lire “ma remplaçante est bien gentille mais elle est jeunette”. Et donc est-ce que je pourrais repasser, là, maintenant, pour qu’elle refasse une palpation ? Je pose mon café que j’aurais largement préféré avoir dans le ventre, pour une troisième palpation en quelques heures, et voyez-vous c’est là, et là seulement que j’ai commencé à comprendre que j’avais entamé un voyage en terre de frayeur.
À la fin de cette troisième palpation, la médecin avait encore les sourcils froncés. Je n’avais vraiment pas envie de savoir ce qui lui trottait par la tête, mais tout à la fois j’avais en tête mon compagnon qui me poserait toutes ses questions en avalanche. Imaginez un enfant à l’âge du pourquoi : “Pourquoi le soleil brille ?” “Parce que c’est une très grosse boule de feu” “Mais pourquoi on brûle pas ?” “Parce qu’il est très loin.” “Mais pourquoi il est très loin ?” “POURQUOIIIII ?”. Autant de questions que je devrais avoir posées, autant de réponses que je me devais d’avoir, mais que j’ai bizarrement cherchées pour lui autant ou plus que pour moi. La médecin m’a prescrit une échographie, et j’ai enfin osé demander : “Qu’est-ce qu’on cherche, au juste ?”. Son regard était tout ce que je craignais : elle avait sciemment évité la question. “Il y a une masse, appelons-la comme ça (non, ne l’appelons surtout pas comme ça, appelons-la un nounours à la guimauve, un pet de travers, une bulle de savon, vous voulez bien ? Pas une masse) près de votre estomac. Elle n’a rien à faire là. On va voir ce que c’est.”
Eh bien, j’ai tourné les talons comme un soldat de plomb avec mon ordonnance, je suis passée pour la troisième fois à la clinique pour prendre un rendez-vous pour une échographie. J’ai rendez-vous en décembre. Deux mois.
Là j’ai pas compris, la masse elle était plus dans mon estomac elle a commencé à me ronger le cerveau. C’était rapide il y avait plus grand chose à bouffer. Mon cerveau était glacé façon sorbet à la menthe. Il y a une masse dans mon estomac et elle l’a bien dit, la dame, la masse ELLE A RIEN À FAIRE LÀ. Contrairement à mon café froid, que je n’avais plus le goût d’avaler. J’allais mourir, j’allais mourir à 33 ans, Jesus style, et c’était rare mais ça arrivait, pas de bol j’allais crever comme ça. Alors oui, je vous entend derrière vos écrans : c’est pas comme ça que ça se passe. Raisonnablement, même s’il y avait de quoi avoir peur, j’avais clairement déraillé. En fait j’ai compris 3h après qu’il s’agissait de ce qu’on appelle communément une crise d’angoisse. Pendant 3h, alors que mon compagnon et mes parents s’assuraient de me trouver un rendez-vous rapidement pour une échographie, je suis restée prostrée, le champ de vision rétréci jusqu’à la pointe d’une épingle à nourrice devant moi : le reste n’était plus rien que cette masse, cette masse qui voulait dire mort.
Quand j’en suis revenue, ou plutôt quand mon corps épuisé s’est échoué sur une plage de rationalité, j’ai fait chauffer mon café, et je l’ai oublié. Mon compagnon est revenu du travail, et je n’ai pas pu m’empêcher de lui demander : “Je vais pas mourir ?” Il a rit. J’ai aimé son rire.
Pendant que je faisais mon propre deuil prématuré sur un canapé en cuir, on s’était mobilisé autour de moi pour m’obtenir un rendez-vous 48h plus tard seulement pour une échographie… à condition que mon test Covid soit négatif. Test Covid qui est arrivé quelques heures avant l'examen seulement. C’était juste pour épicer une journée d’attente en quarantaine. Ah oui parce que pour ce qu’on en savait j’avais aussi le Coronavirus, a priori. Donc je ne devais toucher personne, je parlais aux gens à trois mètres, avec mon masque, et avec cette impression désagréable de laisser ma carcasse parler pour moi. J’étais ailleurs.
Pause, il faut souffler. Je me prépare un thé dans une immense salle de danse où j’ai accompagné mon compagnon avec le seul objectif de ne pas rester seule. Le café ne passe plus, rien ne passe, mais j’enchaîne les mauvaises tasses de thé, et un couple d’amis passe nous voir. Je reste loin, toute petite au fond de la grande salle vide, et je regarde le plafond faute de parvenir à traîner mes yeux sur d’autres spectacles. Les vagues d’angoisse lèchent mon humeur et repartent avec une régularité implacable, je crains la marée haute, j’ai parfois plus peur de mon angoisse elle-même que de la masse. Je ne sais plus pourquoi j’ai peur, mais je sais que la salle n’a jamais été aussi obscure qu’elle l’est à mes yeux en ce moment, et même le soleil ne perce pas dans ma brume. Ce qui perce, c’est une jeune femme. Elle vient s’asseoir à côté de moi, pendant que nos compagnons parlent danse. Elle a les yeux bouffis, et instantanément on se reconnaît, deux aventurières du même pays. Parfaitement conscientes de nos propres irrationalités, parfaitement incapables de s’en dépêtrer : la peur est tapissée de lianes et de sables mouvants. Mais on s’est vues. De son côté, son voyage avait été provoqué par une certaine solitude nouvelle, le deuil d’un oncle, des cours qu’elle devait assurer pour la totalité des classes d’un collège sans jamais avoir été formée pour, le confinement approchant et, bien sûr, pour couronner le tout, cet enseignant décapité en pleine rue et qui venait la hanter. Bien sûr qu’elle n’allait pas mourir, mais c’est aux lianes qu’il faut dire ça. Je ne dirais pas qu’elles ont desserré leur étreinte, mais reconnaître un visage familier dans ce monde dépeuplé, c’était déjà suspendre un peu cet implacable démembrement de l’espoir.
Le test Covid est arrivé, négatif. En douce, j’espérais un peu qu’il soit positif, parce que je m’étais persuadée qu’on ne pouvait pas avoir le Covid et un cancer en même temps. Ce serait trop, statistiquement. Les statistiques ne se sont jamais exprimé sur la question, je le sais bien. Mais c’est la sensation que j’en avais. Pourtant, il faisait beau devant la salle de radiographie, et j’y suis arrivée plus légère que je ne l’avais été depuis plusieurs jours. J’ai pourtant attendu devant la salle pendant plus de 2h30. J’étais à jeun : pas de café ce matin. Pendant l’attente, je me suis prise à espérer que la médecin avait senti quelque chose qui n’était pas là. Un nounours à la guimauve, un pet de travers, une bulle de savon. On s’excuserait de m’avoir fait venir pour rien. On me renverrait au travail, sous la couette, que sais-je. J’étais toute prête à entendre “rien d’anormal, ce sera 50€”, mais la radiologue avait mal dû apprendre son texte, parce qu’au lieu de ça elle m’a dit “Il y a effectivement une masse très large, onze centimètres sur six. Mais je ne sais pas d’où elle provient. Elle touche le foie, elle touche l’estomac. Je ne peux pas vous dire si c’est bénin ou pas”.
Je ne sais pas si c’est le cœur ou la masse qui est devenu lourd comme de la pierre, mais ça pesait sur le ventre, tout ça. Onze centimètres non mais les gars vous me sortez ça de là tout de suite ! Je vous prête le scalpel, si vous voulez. Au lieu de ça mon compagnon a continué de poser question après question jusqu’à ce qu’il ait tiré d’elle la moindre once d’information qu’elle pouvait avoir sur la mystérieuse masse, et ce n’était pas grand chose. Il a aussi insisté jusqu’à ce que la radiologue appelle une collègue de la clinique. Je l’entendais dire au téléphone : “Oui, j’ai une jeune femme et son époux, ici, il y a une masse… elle est un peu angoissée… Non, oui, il faudra le produit, oui.” J’ai levé le regard à “époux”, ça m’a fait sourire. Peut-être pas assez, mais ça me prouvait que j’étais encore là, à me moquer de moi-même, petite épouse angoissée derrière son imposant mari. Ce n’est pas ce qu’elle a voulu dire, bien sûr, mais c’est ce que j’ai vu à ce moment-là, et mon envie de lui prouver le contraire, pour faible qu’elle fut, restait la preuve que j’étais encore là. J’avais rendez-vous le lendemain à la clinique pour un scanner, on serait fixé.
Pour le scanner, il fallait être à jeun. J’ai regardé mon compagnon avaler son café, sans envie, et on est partis, attestation de sortie en poche parce qu’entre temps l’État nous avait confiné. Pas que j’aie vu la différence : je sortais juste de quarantaine et j’étais de toute façon confinée dans ma masse de 11cm depuis plusieurs jours. C’est allé vite. Mon compagnon a insisté pour voir la radiologue, pendant que je suivais, épouse timide encore une fois, me regardant faire et ne me reconnaissant pas. Très grosse, la masse, 12x12x6cm, nous a-t-elle dit. “Tiens”, j’ai pensé, “elle a grossi.” Elle touche tous les organes, elle appuie sur l’estomac vous ne devez pas avoir très faim (parlez-en à mon café). Mais on ne sait pas d’où elle vient. Il faudrait que je sois plus grosse et que la masse le soit moins : là on verrait bien d’où elle vient, et on saurait mieux si cette tumeur, appelons-la comme ça (non, ne l’appelons pas comme ça, appelons-la nounours à la guimauve, pet de travers, bulle de savon, que sais-je, mais pas “tumeur”) est bénigne ou pas. J’ai eu le temps de penser que personne ne prononçait jamais le mot “cancer”. Tant mieux. Une fois que c’est dit, c’est difficile à remballer. C’est comme ce toboggan de secours gonflable qui s’est ouvert à l’intérieur d’un avion il y a quelques semaines : nécessaire ou pas, une fois que c’est dit ça gonfle et ça gonfle et ça fait des dégâts.
Il va falloir passer une IRM, peut-être une biopsie. Là, on saura, sans doute. Enfin peut-être. Enfin je crois.
Très grosse, la masse. Nous passons chez un ami qui vit non loin de la clinique. Le plus vivant des bons-vivants, motard, métalleux, faux-rebelle/vrai-gentil, qui m’offre un café que je n’ai pas le temps de toucher quand je reçois les résultats écrits du scanner. On est samedi, je passe chez la médecin, toujours pas encombrée de chaleur et pas non plus d’espérance, qui regarde les résultats du scanner par-delà bien et mal, comme dirait l’autre, avec l’œil factuel dont je commence à soupçonner qu’il la protège de l’empathie. On ne sait rien, on ne sait rien. Préparez-vous à ce que ça prenne du temps, maintenant, on ne saura pas tout de suite et un rendez-vous IRM ça ne s’obtient pas comme ça. De fait, on est samedi. Tout est fermé. On a un rendez-vous pour décembre pour l'IRM. Lundi je prendrai rendez-vous chez mon médecin traitant, il est temps qu’il suive, un peu.
La journée, avec le soleil et les rendez-vous, tout va bien. Le soir, par contre, dès que le soleil se couche, ça devient plus difficile de tenir les lianes et les sables mouvants à carreau. Si je décide de faire la cuisine, mon esprit ne vogue pas librement vers mes avenirs possibles et mes avenirs rêvés, comme il le fait habituellement : il vient systématiquement s’empêtrer à nouveau dans la végétation dense de ce monde perdu. Dès que le soleil se couche sur le pays de la peur, il faut rester en mouvement, et concentrer son esprit, l’occuper, même l’envahir. Pour moi, ça a été des parties de tarot en ligne avec mes amis. Chaque soir, un ou deux tournois de neuf manches. J’épuisais mes amis que mon compagnon allait chercher même par téléphone, s’il le fallait, pour que toujours j’ai des cartes dans les mains... virtuelles mais vraies.
Dimanche, c’était le jour où il ne se passerait rien, disait-on tous. Cliniques et laboratoires sont fermés et médecins au repos. Je reçois malgré tout un appel de l’autre médecin du cabinet, une troisième, donc. Elle a reçu les résultats de mon analyse de selles : ce n’est donc pas un virus, mais une bactérie. Elle m’envoie une ordonnance pour des antibiotiques et tout le monde croise les doigts pour que la bactérie soit seule responsable des symptômes qui ne pouvaient pas être expliqués par une large tumeur dans mon estomac, histoire de donner au tout un semblant de cohérence. Je m’exécute, avale les antibiotiques et passe la journée comme les autres, profitant du soleil et craignant les ombres qui viennent avec les loups.
Le lundi, je prends rendez-vous avec mon médecin généraliste pour l’après-midi et, à tout hasard, contacte quelques cliniques pour l’IRM. Elles me proposent février. Je me dis que février, c’est impossible, les ombres m’auront avalée d’ici là, les sables mouvants m’auront enterrée, les lianes m’auront dépecée. Il ne restera pas assez de moi d’ici février à fourrer dans une machine IRM. Mais une des cliniques me tire de mes pensées : un patient vient de se désister, ils ont de la place pour le lendemain matin. Mon médecin me félicitera l’après-midi de la vitesse stupéfiante de ma traversée du pays de la peur. Quant à moi j’ai plus d’admiration pour ceux qui ont dû, en général par la force des choses, s’y attarder.
Le lendemain, je sors un peu à l’avance pour aller passer mon IRM, et vais à la pharmacie acheter le produit que la clinique devra me mettre dans le sang pour mieux voir. Je passe devant un restaurant, devant lequel un homme vend ses produits à la criée pour palier à la fermeture forcée par le confinement : “du café bien chaud à emporter ! Des gaufres ! Mademoiselle, un petit café ?” Un instant, je me dis que je suis en avance, et pourquoi pas un café pour éviter de faire les cent pas ? Mais je me rappelle qu’il faut que je sois à jeun pour l’IRM. À jeun pour la quatrième fois en presque autant de jours. Je lui fais un signe de la tête et je passe mon chemin.
Coronavirus oblige, je dois être seule cette fois, à la clinique. L’attente n’est pas très longue et je pense à tort que, comme le scanner, ce sera passé en un rien de temps. On me pose une perfusion pour le produit (on me fait choisir le bras, mais mes deux bras ont des hématomes des piqûres de ces derniers jours), on me mets en culotte – je me rends compte que la mienne est trouée et je me dis que c’est un luxe, finalement, d’avoir honte, et que ce luxe je ne l’ai vraiment pas. Je me prépare à entendre encore une fois qu’ils ne savent rien, qu’ils ne voient pas, qu’une biopsie, peut-être… Je ne me savais pas encore dans le troisième acte de mon histoire, la dernière ligne de ma traversée.
Une IRM c’est bruyant. Juste avant que le plateau ne glisse jusque dans la machine, un infirmier me met sur les oreilles ce que je pense d’abord être un casque anti-bruit. Mais dans mon casque, il y a de la musique. J’ai béni les grands dieux de cette idée de génie. Je me sens tout à coup soulagée, et plutôt amusée par les choix de la liste musicale : j’entre dans la machine sur l’air rock de “Should I stay or should I go” (“Dois-je rester ou dois-je partir”, en français) et je suis finalement entourée du fameux anneau de l’IRM lorsque commence “Ring of Fire” (“Anneau de feu”). La suite de la liste musicale est pop, rock ou folk, jamais excessivement triste ni excessivement violente, et détourne à merveille mon attention des claquements et vrombissements assourdissants de la machine, et des augures terribles que nous lisons tous si aisément dans le ventre de cette baleine stérile.
À la sortie, une fois de plus je m'imagine dire à mon compagnon que je ne sais rien, qu’il me faut attendre les résultats, et je le vois déçu et curieux. Presque comme au théâtre, je ne me contente pas de suivre son exemple : je l’imite, je l’incarne, et je demande à voir le radiologue. On me dit d’abord qu’en ces temps de virus ce ne sera pas possible. J’ose insister : vu la taille de la tumeur, et parce qu’on n’a pas cessé de me dire qu’elle était atypique, j’espérais vraiment avoir une discussion avec un spécialiste. Ils ont finalement accepté, et le radiologue est venu s’asseoir à côté de moi… puis à quelques mètres de moi (virus, virus, petit virus qui plane sur nos interactions).
Il a commencé sa phrase par “Tout va bien”.
Un hémangiome du foie exceptionnellement gros, de 13x12x7cm (“tiens”, me suis-je dit, “il a encore grossi”). Bénin.
J’ai écrit “bénin” plus de fois dans les heures qui ont suivi que je ne peux les compter. J’écris encore "bénin" en pensée sur le plafond avant de m'endormir, et jusque dans mon sommeil. Je l’ai écouté jusqu’au bout me parler ensuite de la taille de l'engin, une pelote de vaisseaux sanguins (quelqu'un a un chat à prêter ? J'ai de quoi le faire jouer), une grosse boule qui appuie sur l’estomac… vous ne devez pas avoir très faim. Non, lui ai-je dit, mais je serais bien incapable de vous dire si c'est la peur ou la tumeur qui m’ont empêché de manger.
Il a soupiré : “C’est vrai qu’on sait faire, ça. On sait faire peur”.
J’ai hoché la tête, et j’ai pensé qu’il vivait dans un drôle de pays, ce monsieur. Un drôle de pays.
Alors je suis rentrée, et je me suis préparé une grande tasse de café.
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