dimanche 15 septembre 2024

14 septembre 2024 : Sentier Cathare, Duilhac-sous-Peyrepertuse

Trois jours de marche dans les pattes sur le sentier cathare, je me lave les cheveux au gîte communal et nous allons dîner dans l'unique restaurant de Duilhac-sous-Peyrepertuse. Une fois encore, ce sera burger : je me demande ce que sont devenues les brasseries de villages avec leurs pièces de boucher, leurs magrets et leurs salades. Les rats des champs mangent américain, ici comme ailleurs, ils mangent comme à Manhattan, tandis qu'à la ville on s'efforce de ramener la tomate et les pois pour faire entrer la nature par les passoires serrées des routes et des voies ferrées. 

J'ai les cheveux humides et lâchés, et il doit exister quelque chose de l'ordre de trop de liberté : la tramontane me fait savoir son pouvoir souverain en venant m'emmerder chaque seconde, une mèche par-ci, une mèche par-là, c'est un vent qui agit comme plusieurs, pour un peu je serais tressée, ça veut pas se fixer sur une direction. D'ailleurs, ici c'est le vent de Cers, ni du Nord ni de l'Ouest, à pleine puissance toujours dans la pire direction. On marche contre lui et il nous hurle dans les oreilles des discours sans fin qu'on devine impolis, en tout cas ça brûle les tympans que je protège de deux capuches lacées ; j'ai l'air d'un playmobil mais, d'habitude, les cheveux ne mouftent pas et les oreilles profitent d'un faux silence couché sur le murmure du vent tout proche.

Là, en revenant du restaurant, on traverse le festival du village, le festival "des quatre vents", très bien nommé même si de vent il n'y en a qu'un et que j'en entends dix. J'ai le cheveu rebelle, je porte une veste polaire et un pantalon de pyjama élimé, des crocs aux pieds empruntées au gîte d'étape pour ne pas avoir à enfiler à nouveau mes chaussures de marche. Le look cathare, chez moi, c'est désordonné, c'est quatre vents en soi. L'amie qui m'accompagne joue sur la même partition : elle a noué son écharpe autour de sa tête, elle porte un short, des claquettes, une veste et un imperméable... personne ne pourrait deviner à nous observer en quelle saison nous sommes. 

Moi je le sais, parce qu'en trois jours j'ai mangé plus de raisin qu'en dix ans : je le vole aux vignes qui viennent d'être vendangées ou sont en passe de l'être : c'est septembre, c'est sûr, les fruits sont noirs et si sucrés qu'on croirait des confiseries, on en mange avec l'impression d'être gourmandes, presque puériles. C'est septembre dans le fruit, c'est novembre dans le vent, le soleil nous observe de son oeil doré mais ne nous attaque pas : à la ville comme au champ, ma pauvre dame, y'a plus d'saison.

On se faufile parmi les tables en plastique qui n'ont pas changé depuis les années 80, et on vient se placer devant le concert. Quelques enfants se chamaillent avec des casques anti-bruits et autour de moi il n'y a véritablement que des punks. Je révise mes archétypes : les punks dans la ville et les babas-cools dans la campagne, ça n'a plus de sens. Je me souviens ces deux frères anarchistes qui me fascinaient tant quand j'étais au lycée : deux frères punks dont l'un a pris un chien et des bières comme deux accessoires nécessaires pour s'allonger sur les trottoirs et héler les passants, tandis que l'autre avait les mains courtes et épaisses et c'était comme si dans les lignes de sa main il était dit qu'il devrait aller les travailler contre la terre et contre les troncs. Il disparaissait des mois durant dans les campagnes environnantes, et revenait avec les ongles sales. Ici je le cherche presque du regard, ce frère des champs : il préfigurait le punk des campagnes dont j'ignorais à l'époque l'existence et le sens : ni Dieu ni maître, sauf le vent de Cers.

Les punks, aujourd'hui, sont parents. Le groupe qui joue est punk jusque dans les pantalons troués, les vestes cloutées et les coiffures en revers du bon goût. Ils jouent des accords de Jacques Brel avec l'énergie du rien-à-branler sur des nappes de clarinette et d'accordéon. Ils chantent des chansons sur la maternité en sautant sur place. Les archétypes s'entrechoquent mais le choc c'est l'essence du punk et, comme le vent d'ici, il ne trouve son sens que quand il nous fait perdre le nôtre. 

Pourtant les paysages du coin n'en appellent pas à l'énergie du punk et de l'anarchiste : les sentiers qui coulent dans une végétation chiche et tordue semblent avoir été dessinés au crayon gras par des enfants : terre de grès, violette et prune, terre d'argile, orange vif ou jaune moutarde, parfois calcaire d'un blanc de poussière, on se balade dessus comme sur des lignes appliquées contourant des espaces mal remplis de verdure, pleins de trous : on voit la page entre les vignes, on voit la page entre les genêts et entre les oliviers dont la collection de pièces d'argent nous salue dans le vent. Une main experte a aidé à dessiner les cyprès si bien contourés, le reste c'est le charme enfantin de la main qui tremble et des couleurs chaudes déposées sans trop d'application. C'est aussi gai que nos yeux quand on se gave de raisin. Même les montagnes, magnifiques et chaleureuses, font le dos rond pour ne surtout faire peur à personne. Ces grosses couettes espacées viennent en fin d'horizon se perdre dans la mer calme, ça fait des jolies illustrations de l'été.

Parfois, contraste quand même, les vignes les plus vieilles deviennent des tombes de sorcières couleur de cendre, tordues et cassantes. Les cailloux roulent sous nos pieds et nous font glisser dans les descentes sèches. Les nuages se déplacent sur le paysage en contrebas à la vitesse du vent, comme planent les vautours au dessus de leur proie, en étalant leur ombre noire et vive qui tout de suite disparait à l'horizon. Et surtout, surtout, chaque rocher a son château, tous des ruines gigantesques qui se fondent dans les rochers, de sorte qu'on ne saurait bien dire où est la pierre posée par l'homme et celle définie par la nature. L'humaine est greffée sur l'autre mais leurs lignes droites et sévères se répondent sans mal. Le tout dispense une majesté trompeuse, car châteaux et falaises sont morts sur leur perchoir, tandis que les cabanes au ras du sol sont riches de glycines grimpantes qui drapent leurs murs et célèbrent la victoire de la vie.

Peut être que dans ces dixaines de châteaux et de prieurés et de chapelles en ruines dont les murs ajourés laissent passer tout l'air mais encore peu de lumière, peut-être que dans leur évidente défaite sur l'Histoire et sur la Nature, il y a l'essence du punk d'ici, ce punk de la campagne des Corbières :

Ni Dieu, ni maître, sauf le vent.

mardi 21 mai 2024

7 mai 2024 : Berlin

Les capitales ne nous donnent jamais véritablement à voir les nations sur lesquelles elles trônent. Elles sont le plus souvent des pays en eux-mêmes, des cultures vastes et plurielles traversées par d'autres guerres et d'autres combats. La jeunesse, qui s'y rend comme le sang vient au cœur et en repart l'heure venue, donne aux capitales leur battement particulier, qui dans le reste du pays n'est plus qu'un vague écho. Les capitales ont une identité assourdissante, et Berlin parmi elles, que je découvrais cette semaine, ne fait pas exception.

Berlin donne à voir son étendue comme les jeunes filles étalent fièrement leurs robes sous elles et leur donnent des petits coups du bout des doigts pour en effacer les plis. Berlin s'étend sans vergogne sur huit fois la superficie de Paris, pour cinq fois moins d'habitants. La taille est ici une esthétique. Une évidence et une fierté.

Si grande cette ville qu'elle est difficile à arpenter. Les rues sont larges et longues, et relient des quartiers qui ne se touchent pas, ne s'embrassent pas et se serrent la main de part et d'autres des nombreux parcs. Des parcs d'ailleurs qui éveillent en moi une jalousie nouvelle : les habitants ont tant d'espace dans leur ville qu'ils en rendent à la nature, et le plaisir fou de traverser au printemps une ville tachée de vert vient presque souligner ce sentiment étrange, que les Berlinois ont trop d'espace, que l'espace est une richesse et qu'ils en sont riches plus que de raison. D'où découle une pensée aussi peu charitable qu'insensée : tout cet espace qu'ils peinent à occuper, ne pourraient ils pas le partager, comme on rompt le pain ? J'aimerais appuyer sur Berlin pour en vider l'air, un peu. La ratatiner. 

Pour traverser ces parcs et ces rues, il faut de longues jambes, dont les Berlinois, et particulièrement les Berlinoises, ne manquent pas. Dans les quartiers les plus jeunes les femmes portent d'ailleurs des jambes si longues et des jupes si courtes que c'est un ratio insensé. La grand mère d'une amie parlait de jupes "à ras la conscience" et ce sont exactement ces jupes-là que portent à Berlin des blondes gigantesques. Le 1er mai je traversais le Parc de Görlitzer en pantalon ample, en me sentant comme une naine en pyjama. 

Le Parc de Templehof vient poser une cerise sur le gâteau de cette gigantesque étendue : c'est un aéroport nazi devenu aéroport des Alliés lors de la séparation de Berlin, puis terrain désaffecté et finalement Parc, quoique la différence entre la notion de Parc et celle de terrain désaffecté soit subtile. Ce parc donc, que les Berlinois appellent "champ", s'étend sur 355 hectares, en faisant le plus grand espace vert en centre ville au monde. Au monde. Le Parc est bordé à l'ouest d'un camp de réfugiés ukrainiens, quasi-bidonville de préfabriqués bien séparés du reste du champ par une haute barrière en métal. Ces barrières agissent exactement à l'opposé d'un miroir : regarder au travers, c'est se persuader que ce que l'on voit, ce n'est pas nous. Ça ne pourrait jamais être nous. Ce ne sera jamais nous. Osant à peine survoler du regard les piles de vélos et les restes rouillés de machines et de jouets, je continuai mon chemin de mon côté de la barrière, fronçant les sourcils à l'évidente injustice : d'un côté de la barrière un espace vide et plat couvert de pelouse et aussi grand qu'une ville. De l'autre côté de la barrière, des préfabriqués entassés et serrés comme les toilettes dans des festivals, ancrés sur une terre devenue boueuse. Tout indique qu'ils sont là "en attendant", mais quelqu'un a trouvé le temps de construire cette grande barrière en métal torsadé qui confesse malgré elle une évidente inertie : ceux qui vivent ici ne savent plus bien ce qu'ils attendent. Mais ils voient depuis leurs fenêtres en plastique un parc qui pourrait être une ville et je ne sais pas ce qu'ils pensent. Je n'en penserais pas que de belles choses.

Les grandes assiettes sont les plus faciles à casser, et je n'ai aucun mal à imaginer Berlin fendue au milieu. Les restants du Mur, ici ou là, coloriés pour la plupart, font penser à cette tradition Japonaise du Kintsugi, qui consiste à réparer la vaisselle en sublimant les fêlures à l'aide de feuilles d'or. L'Histoire est finalement un série infinie d'espaces brisés et reconstruits. On prend plaisir à en visiter les cicatrices.

Pour jolies qu'elles soient, les cicatrices ne peuvent disparaître tout à fait. J'assistai à la rencontre de deux berlinois de mon âge. Au bout de quelques minutes de discussion, les voilà à se demander l'un l'autre de quel côté du mur ils sont nés. Vous pourriez raser tous les restes des murs de Berlin, en recoller les morceaux à la colle forte jusqu'à ce qu'on ne voie plus rien de l'Histoire, qu'on puisse passer le doigt sur l'assiette lisse sans sentir le moindre creux ou la moindre entaille, vous n'auriez pas réparé le coeur des Berlinois, dans lesquels la fêlure s'est répercutée. La première génération en a la douleur, la seconde le souvenir, dès la troisième c'est une indéfinissable flexion de l'ADN, un petit centimètre de travers dans la démarche, une minuscule tâche dans la pupille. La génération après la nôtre ne dira plus de quel côté de Berlin elle est née, elle sera née de Berlin toute entière. Et sans doute sera-t-elle grande, grande, grande de s'être reconstruite.

jeudi 3 août 2023

3 août 2023 : Summer Camp au Mont Dore

Aujourd'hui j'ai vu le vent danser. La littérature ne s'en lasse pas : les feuilles qui dansent sur les arbres, les fichus sur les cheveux, les jupes autour des jambes... tout danse à tout va dans les romans et les poèmes. Mais le mien dansait mieux, il dansait vrai, il dansait sur de la musique. 

Je suis bénévole sur un Festival de danse, trois semaines. Ces quelques derniers jours étaient nouveaux, l'univers des danseurs de blues, plein de sensualité et d'amour, de sensibilité à fleur de peau et de sexualité faussement assumée, est pour moi d'une profonde étrangeté. Je regarde les gens s'exprimer par leur corps, avec ce mélange de fascination et de répulsion qui doit être le propre de l'exotisme : je me sens colon, non pas de ces premiers explorateurs qui dechiffraient tout ensemble des jungles et des civilisations, mais de ces habitants qui occupent des lieux qui ne leur appartiennent pas et jugent nonchalamment de la moralité et de l'intelligence de peuples auxquels ils ne veulent rien comprendre. Je vois les mains jouer sur les dos et les hanches se coller aux hanches, et je me sens colon : ils sont jolis tous ces gens qui se caressent, mais ils sont petits, innocents même dans ce que je perçois comme de la vulgarité. Trop innocents peut être, il faut bien que quelqu'un les observe, les protège d'un regard.

Mais, malédiction peut être des colons lorsqu'ils ont le malheur de se réfléchir, pour la première fois de ce mois de festival de danse, je me sens seule, seule au milieu des gens. J'accueille cette solitude comme une vieille amie, et voilà encore un de ces lieux communs de la littérature. Mais c'est qu'elle est bien là, la solitude, si solide qu'elle est palpable, si familière aussi, c'est une amie, oui, c'est une présence enveloppante, et tant pis si elle a eu d'autres amis avant moi, et si eux aussi ont pris la plume. Je l'accueille parce que je l'avais oubliée. Elle que je ne quittais pas, jamais, toute mon adolescence et toute ma jeunesse, c'est à l'heure de faire la paix avec elle que je l'ai délaissée pour aller danser. Alors maintenant qu'elle revient, cette solitude particulière qui m'embrasse au beau milieu de la foule, je lui rends son étreinte et me rejouis qu'elle ne m'ait pas oubliée. Être oublié de la solitude, voilà qui doit être la punition d'un crime indicible. Je lui suis reconnaissante, je suis soulagée, et je me sens seule, je me laisse couler dans une mélancolie sans profondeur. Un petit ruisseau de rien du tout. Pour sortir de cette noirceur, je n'aurais qu'à me lever, et elle ne m'arriverait plus qu'aux chevilles. Mais je ne me lève pas. Au lieu de ça, je décide d'aller dehors fumer une cigarette dans le froid étrangement cinglant. Il n'y aura personne, et je pourrai jouer avec ma vieille solitude et la reconnaître dans le noir.

Je sors.

La musique me poursuit comme pour me retenir. Je passe au travers d'un champ de corps enlacés, presque immobiles, tandis que les notes planantes restent avec moi même passée la porte qui mène à l'escalier extérieur. J'allume une cigarette, et la lumière du briquet vient me rappeler que la solitude a une couleur, et que c'est celle de cette petite flamme furtive qui s'allume dans l'obscurité. Le vent est déchaîné, les arbres se balancent comme de frêles rameaux. Ils plient mais ne rompent pas, fidèles à leur sage constitution. Ils ne dansent pas encore à mes yeux. Le vent, à ce moment là m'ennuie : présent, bruyant, vibrant, il voudrait me ramener aux choses importantes de la vie et de la société, il voudrait que je bouge avec lui et si je bougeais avec lui je ne serais plus seule, je serais quelqu'un, qui va quelque part, et qui le sait. Comment alors être seule, si je bouge ? L'action est un bavardage.

Je l'observe et j'essaie de me tenir loin tandis qu'il joue avec mes cheveux, coquin, et qu'il tente d'éteindre ma cigarette et de me chatouiller le menton. Il s'enjaille, mais je sais que pour se sentir seul il ne faut pas non plus être tout à fait joyeux. J'évite les pièges que le vent me tend, mais à trop m'accrocher je me perds.

Je ferme les yeux et prends de la distance. 
Je fermai les yeux et pris de la distance
Je fermais les yeux et prenais de la distance.
Autant que possible.

Je sentais ma solitude s'éloigner de moi et je n'avais plus le pouvoir de la retenir. Alors que j'allais rendre les armes, le morceau jusqu'ici lancinant est arrivé brusquement sur sa note finale. En l'espace d'un instant, le vent s'est arrêté. J'ai regardé les arbres, droits et pointus comme des prêtres, qui me renvoyaient un silence impossible, il n'y a pas d'autres mots. Et lorsque le morceau suivant s'est lancé, le vent est revenu également, d'abord chuchotement, et s'est intensifié à mesure que le morceau prenait lui-même sa lourdeur blues caractéristique. Les arbres ne dansaient pas, pas plus que les voilures qui claquaient en rythme : le vent seul dansait au-dessus de son petit monde esclave. Il n'était plus sur moi, il était devant, devant comme les danseurs de blues, suffisamment loin pour me laisser ma tendre et encombrante solitude. J'ai observé le spectacle, que j'étais seule à avoir vu, je me suis sentie dans la confidence. J'ai éteint ma cigarette et ai traversé à nouveau le champs des corps qui vibrait maintenant et bougeait comme des algues. J'ai repris mon observation lointaine de cette forêt sympathique et bizarre. 

Lorsque j'ai quitté la salle de danse, il faisait entièrement jour dehors. Les bras encombrés, j'ai évité tant bien que mal la femme de ménage qui lavait le sol avant l'heure du petit déjeuner. Pour elle, c'était le matin, pour moi c'était le soir, et nous nous croisions dans l'escalier mais sur deux plans différents de l'existence, comme de chaque côté d'une vitre . Je l'ai contournée, et d'un regard entendu je lui ai fait cadeau de ma solitude. 
Prends en soin : elle m'est chère.

vendredi 24 mars 2023

23 mars 2023 : Rome

La journée, je traverse Rome dix fois, cent fois, comme la touriste que j'aime être : je ne visite rien ou presque, mais j'absorbe à l'infini, en même temps que le soleil printanier, le sentiment de la ville, son flux, son rythme, sa respiration. 
Il y a quelque chose dans la respiration d'une ville comme Rome qui est touchante. À la fois toute pleine de passé, et violemment en désir de jeunesse, d'actif. Ça décale, ça décalque, ça passe la nostalgie au présent et toute chronologie devient improbable, tordue, délitée. La respiration de Rome c'est un souffle inversé, une syncope sur l'ordre des choses. Alors respirer avec Rome c'est en accepter l'aberration et ressentir l'émotion qui l'accompagne. Elle bat comme diable et trahit pourtant sa torpeur de vieille dame.

Le jour, je bouge et, parce que seuls les gens immobiles peuvent être réellement solitaires, je ne suis pas seule. Non, ne peuvent pas être seuls ceux qui vont quelque part et moi, les amis, j'ai toujours une destination : une place, un café, un rendez-vous, un point sur la carte, un kiosque où acheter un Chinotto, une soirée où aller danser, un cloître où me protéger du soleil, une rue à traverser. Il n'y a pas moins seul que moi dans toute la ville, dans tout le vieil empire.

Mais le soir, alors que j'ai emmagasiné toute cette virulente nostalgie romaine, je m'offre enfin la possibilité d'être seule le temps de la digérer. Et c'est au milieu de huit autres que je m'y emploie. Je vous écris, assise sur mon lit superposé, dans l'obscurité, et nous sommes quatre à nous tenir exactement de la même façon, seulement éclairés de nos téléphones. Quatre ombres solitaires qui se font écho, dans le dortoir de cette auberge de jeunesse. Je ne suis plus tout à fait sûre d'avoir la jeunesse assortie à l'auberge, mais cela ne semble heurter personne. Les quatre ombres plongées sur leurs écrans n'ont pas d'âge. Elles changent chaque soir ou presque. Parfois, les hommes sont torse nu, les femmes ont des nuisettes rigolotes de petites filles, et personne ne parle. Tant que personne ne parle et que personne ne bouge, on est réellement, complètement, délicieusement seuls.

Je rentre le soir dans la chambre où ils sont déjà six ou sept à s'occuper petitement et c'est amusant parce que tout le monde sait que le sol, c'est de la lave. Nos lits sont encombrés de tout ce qu'on peut y mettre, et chacun se reconstruit sa solitude de ces petites forteresses informes. Lorsque j'entre, deux ou trois d'entre eux lèvent les yeux et tentent un sourire, mais ils regardent si obstinément à l'intérieur d'eux-même que les sourires ne sont que des simagrées de ponts-levis : ils n'arrivent jamais tout à fait jusqu'à moi. Je trouve ça joli ces tentatives de douceur qui restent bloquées en eux-mêmes. 
Les ombres changent chaque soir, mais jamais elles ne parlent. Ça casserait toutes ces petites paroisses de draps froissés et ce serait bien dommage. On ne dort bien qu'à observer notre propre solitude. La lumière vacillante du dernier à venir se coucher en sort parfois un de sa torpeur, et alors l'heureux réveillé peut contempler à nouveau sa solitude en revers du ronflement de l'un ou de la respiration de l'autre, s'en délecter, la trouver reposante, se rendormir.

Demain, nous entrerons dans le flux de Rome. Car nous sommes une légion d'ombres à s'allumer au petit matin. Des milliers à arpenter la ville en tuant notre solitude par une juste obstination. Nous réveillerons Rome, et nous lui tiendrons compagnie.

mardi 9 août 2022

7 août 2022 : D'eau, de roche et de bois

Allongée dans la rivière sur un lit de pierres, je regarde l'eau passer, comme immobile, au-dessus de mon corps, et m'en dessiner un autre. Seule dans l'eau, séparée des autres par le courant, je regarde autour de moi les musiciens discuter d'une pierre à l'autre, monter et descendre le long de la gorge, prendre le soleil ou plonger dans l'eau fraîche.

Je pense au groupe de femmes qui est passé la veille sur scène, avant et après des hommes, après et avant des hommes, au milieu d'eux. Leurs premiers mots sur scène étaient pour s'excuser parce qu'elles jouaient tard. C'est à dire qu'elles avaient été programmées tard. Leurs premiers mots étaient pour s'excuser d'avoir été programmées, par d'autres, près du coucher du soleil. J'aurais aimé que tout le monde s'excuse, sauf elles. Qu'on s'excuse tous de les avoir programmées tard, si cela importe, qu'on s'excuse de n'avoir jamais ou presque programmé d'autres femmes, ici ou ailleurs, qu'on s'excuse d'avoir testé plus durement leurs aptitudes et leur talent qu'on ne l'aurait jamais fait pour les autres, qu'on s'excuse d'avoir tous jaugé leur beauté, leur féminité, leur grâce, et d'avoir reporté à l'aune de ces quelques notes réductrices les qualités qu'elles nous présentaient : leur humour, leur joie, leur musique. J'aurais aimé qu'on s'excuse tous d'exister et qu'elles ne s'excusent de rien. 

Elles sont parties tôt, n'ont pas fait la jam. L'une d'elles m'avait dit qu'il lui tardait de rentrer, pour retrouver son enfant, tout petit encore. 

Je repense à une amie qui l'a faite, cette jam. Avant et après des hommes, après et avant des hommes, au milieu d'eux. Qui cherchait ses accords et trouvait sa voix. Je pensais que ça avait l'air facile, quand on l'entendait, de chanter, mais tellement difficile de s'en donner le droit. Au milieu des hommes. Avant et après eux. Sous leur regard. Moi, j'observe, je ne suis pas là. Ni avant, ni après les hommes, ni même au milieu d'eux.

La jam a duré jusqu'au petit matin, on a tous peu dormi. Je regarde l'eau passer et me construire un corps et je me demande ce qu'il faudrait pour sculpter ce corps nouveau de courants et de veines sous-jacentes. Je rêve de sculpture, et puis lassée de m'inventer des talents, je reviens au monde. Je regarde les quelques femmes qui sont restées debout sur la petite plage de galets. Je me demande lesquelles sont musiciennes, secrètement. Pour la plupart italiennes ou allemandes, elles sont toutes la "copine de". Celle-ci sort avec un violoniste louisianais, celle-là avec un banjoiste de Berlin...

Ces italiennes et ces allemandes, parlant un langage commun de féminité sauvage, se comprennent sans accent. Elles me regardent du coin de l'œil, me sourient avec les dents, avec les mains, avec leurs yeux, ça fait vrai ça m'impressionne ; je me sens minuscule quand elles m'aiment. 

Les allemandes ont le corps sec et les jambes poilues, elles sont à portée, toujours : on peut tendre le bras et on trouverait au bout de l'air ces petites branches sans feuille et ça fremirait au bout d'un peu d'amusement. Quelqu'un a accroché un petit chapeau vert à l'une de ces jolies branches, et alors la branche me parle et elle a de grands yeux amusés - je ne sais pas ce qui l'amuse ça doit être moi ; je dois être amusante avec mon bois dur, avec mes racines, avec mes bavardages dont le tour de force est d'être toujours superficiels et n'être pourtant jamais légers.

Les Italiennes ont le corps plein, les sandales sales. Leurs robes sont à peine des draps colorés qu'elles laissent retomber sur leurs épaules et qui glissent de là sans presque toucher leurs corps qui n'en ont que faire. Leurs os sous cette chair sont solides, le regard tout autant. D'entre elles, vous ne pourriez ignorer celle aux yeux bleus. Celle-là est toute faite de la montagne et d'un peu de cuivre. Elle danse comme ceux qui ont eu le bonheur de ne jamais avoir appris à danser. Elle danse parce que son corps est libre et que son corps lui dit de bouger. Elle danse parce qu'au fond ce n'est pas elle qui décide. C'était décidé d'avance. Qu'elle danse avec ou sans partenaire, elle danse toujours seule. Elle est plutôt la vache et le taureau, la belette et le bouquetin, elle est plutôt la pierre et le soufre, elle est plutôt l'eau et la terre qu'elle n'est danseuse. N'étaient ses yeux bleus elle serait rendue entière à cette sauvagerie, avalée par elle, libérée en elle, mais il y a ces yeux d'une autre pierre, que les hommes ne peuvent pas ignorer et qui ne peuvent en retour faire que cela : les ignorer quand elle leur sourit, les ignorer quand elle danse, les ignorer quand elle leur parle. Ses yeux sont le leurre de la civilisation, un mirage apprivoisé dans la roche aride. Elle est de la race des sirènes de montagne. J'ai peur de la toucher.
Ses amies italiennes ajoutent leur chair à la sienne, des tatouages disparates comme on décore un mur de cartes postales dépareillées, et leurs cuisses vibrent quand elles marchent, elles ont des bleus et des croûtes et de la cellulite et qui ne voudrait pas être exactement comme elles ? Exactement comme elles. Qu'on se surprenne à les regarder on ne peut plus faire que ça. Leurs cuisses retiennent nos attentions, on voudrait les survoler, on voudrait glisser un regard et c'est raté on y plonge comme dans la boue ou le sable ; y jeter un oeil c'est l'y laisser. Toute l'attention qu'on leur prête est de l'attention qu'on leur donne, dont elles ne veulent même pas. 

Mon corps, je ne l'ai jamais connu libre. À force de régime et de talons et de corsets, à force de rentrer le ventre et mesurer ma poitrine, il est au corps de femme ce que le labrador est au loup. Il ne sait pas danser parce que justement il a appris. Il ne peut plus parler, avec ou sans muselière. Je le regarde - assis, debout, couché - je le traite bien et il me rend difficilement la politesse, il ne me rend au fond que le policé. Quand il veut sortir il me présente sa laisse.

Je regarde l'eau m'en sculpter un nouveau. Je me demande ce qu'il faudrait pour le garder.  Je me lève difficilement sur les rochers glissants, et je regarde l'eau me vêtir de bottes d'écume. Je trouve ça drôle, je bouge les orteils et les bottes changent un peu. Je lève la tête, il y a devant moi deux hommes. Je reviens d'instinct à mon maillot de bain léger et abîmé, et je me demande ce qu'ils voient, eux, de ce corps presque nu. Mon corps, toujours, inlassablement, comme dans un cachot, comme dans ces salles d'interrogatoires aux miroirs sans tain, est avant et après les hommes, après et avant les hommes, et au milieu d'eux.

mardi 10 août 2021

Le Swing des éclopés

S'il vous prend de parler swing, vous apprendrez que, si beaucoup de musiques courent après leur propre tempo, lui ne fait que tomber, un peu tard  un peu tôt, sur son deuxième temps. ...2 ...4 ...2 ...4. C'est sur ce deuxième temps que vous pouvez envoyer votre clap, frapper des mains en connaisseur, donner à la musique son rebond et glisser ce son dans votre poche.

Tombe, tombe le swing sur son deuxième temps. Et avec lui un paquet de gens.

Lorsque les illettrés de la musique, que nous sommes pour beaucoup, prennent le parti peu judicieux de lancer leurs mains l'une contre l'autre dès le premier temps des sons qui les emportent, vient illico la Brigade du clap, deux ou quatre mains qui se tombent dans les bras, qui se mangent dans la paume, tranquillement, sur chaque second temps. Ce sont vos professeurs, vos amis, vos musiciens, vos mélomanes. Ils vous remettent sur la droite ligne, la pente facile, ou vous pourrez rouler tout en syncopes, toute la nuit.

Ce pansement sur votre rythme, ce soir je l'ai vu partout sur les corps. Des corps pansés et dépensés. Ce soir de rando jazz, sonnait un swing d'éclopés. 

Partout dans le village, des panneaux fluorescents sur les murs et les poteaux rappelaient à chacun l'importance du Pass Sanitaire. Ne jouent et ne marchent et ne dansent et ne frappent dans leurs mains que les vaccinés et les testés de la première heure. Mais le swing, bon gré mal gré, retombe mal sur ses pieds. Le Pass Sanitaire c'est une affaire de premier temps, ceux qui vivent sur le deuxième, quitte à crever, restent derrière. On peut dire ce qu'on en pense, on peut ne pas en penser moins, mais c'est un fait que le swing tombe, et avec lui ses musiciens.
En fin de soirée un ivrogne ou deux se seront mis à scander des chants de révolte contre l'ordre de vaccination, et on en pense ce qu'on en pense, c'est avec la même désinvolture qu'on recevait les panneaux de l'ordre et les slogans du désordre. Laisse tomber, laisse tomber garçon... sur le deuxième temps.

Jimbino Vegan, c'est l'homme que son nom a choisi. Clown musicien, acrobate troubadour, anglais dans l'accent et en lui un bout de toutes les campagnes et de toutes les cités. Un orteil dans un pays, une oreille dans l'autre et sa clarinette dans les nuages, il vous envoie ses notes comme autant de petites gymnastes bondissantes sur une corde invisible. Quel pays faisait guerre à l'autre dans le continent de son corps, je l'ignore, mais il y a eu, je ne sais où, je ne sais quand, un désaccord. Aussi une attelle rabibochait-elle lourdement sa cheville et son mollet, boudeurs et gonflés. Jimbino, fou dansant, devenu Jimmy l'éclopé, tombait au deuxième temps sur sa jambe tendue, et son plâtre claquait sur le sol rocailleux. Ses béquilles, cannes à claques, syncopaient sa démarche. Tombent, tombent au deuxième temps les milles bouts de corps de Jimmy fou dansant, devenu fou cassé.

Et la musique toujours, la musique partout, se défiant de toute loi, la musique qui seule monte lorsqu'elle tombe, grandit lorsqu'elle choie, la musique tombant, grimpait jusqu'aux sommets.

"Un enfant est tombé. À vélo, là-haut, dans la rivière, qui sait ?" Un enfant est tombé c'est ce que murmurait entre eux les spectateurs. C'est ce qui se disait à gauche de la scène. À droite on parlait d'un vacciné Covid qui se serait effondré. "Effondré vous dis-je, pas mieux que ce rocher" Le public piaillait sa curiosité sereine alors que passaient en procession trois camions de pompiers, et couraient parmi nous les solides secouristes. Les moins curieux nous régalions plutôt du spectacle étonnant de quelques musiciens, jouant en virtuose sous la lumière changeante du gyrophare pompier. Sur les temps pairs, du bleu, les temps impairs : rien. Tombait tombait sur leur visage la lumière si familière qui transmettait à la foule, en même temps que le sentiment éthéré d'un moment hors du temps, celui paradoxal d'une urgence latente. Cette sirène tranquille d'urgence décontractée, nous renvoyait au Swing, tandis que tombaient, tombaient tout ensemble les mains sur les guitares, les lumières bleues sur les voix des chanteurs, les enfants de leur vélo, et là-bas , là-haut, un pauvre homme d'une crise cardiaque. Tombait au deuxième temps tout ce qui, au premier, tenait bon.

Lorsque les musiciens, ayant finis leurs œuvres, se sont réunis pour jammer sur la place, ne restaient autour d'eux que quelques spectateurs, pour la plupart titubants, car l'alcool et le swing ont cela de commun d'amener la syncope au pied de leurs victimes. Les vieux copains clopant autour des musiciens réunis pour leur bœuf endiablé s'échauffaient pour un rien, et l'un et l'autre s'envoyaient des gifles et des coups mal lancés, pathétiques et glissants, des coups de second temps. Entre eux une femme, la cinquantaine, interposait son bras plâtré, qui faisait office autant d'armure que de supplication. "Si vous avez pitié de mon air d'éclopée, si vous avez pitié de mon bras cassé, si vous avez pitié de moi, les gars, cessez de vous frapper." Ça marchait à moitié. Ses mèches blondes et salées étaient plus convaincantes. Puis leur fierté lassée s'est endormie sur leur bouteille, ils ont oublié de se battre et leur éclopée commune, leur trésor abîmé, a disparu dans les rues du quartier, pendant que tombaient dans le sommeil le village épuisé.

Dans Rodés au lendemain, certains ne s'étaient pas levés. Un musicien était malade, et n'est pas venu se baigner. Mais d'attelles en plâtre, de chutes en attaques, de Covid en nausées, la musique voit tomber les gens et leur intime de se lever. La musique toujours, la musique partout, la musique pansante tournait autour des corps qui tournaient en dedans d'elle, et dans ce liquide amniotique il n'est pas une plaie qui n'ait été guérie, pas une douleur qui n'ait été oubliée. Parce qu'au swing on tombe sur le second temps mais on s'élève sur le premier. C'est ça aussi la rando-jazz : c'est monter haut, pour mieux tomber.

vendredi 6 novembre 2020

4 novembre 2020 - Pays de la peur

Ça fait quinze ans que je trimballe un bout de blog à l’extrémité d’une ficelle, que je le balade sur diverses plateformes pour témoigner de divers pays, de divers voyages. Blog qui s’est éteint, doucement, en même temps que mes voyages se sont limités à des Festivals de danse, que j’ai arrêté d’aller dans des pays pour les vivre et que j’ai commencé à les danser. C’est le jeu ma pauvre Lucette. Je croyais ce besoin de regard sur l’étranger aussi essentiel à ma nature que le châtain de mes cheveux ou la couleur de ma peau, il semblerait que le voyage ne soit jamais tout à fait une question d’ADN. À l’heure de l’effondrement, d’une conscience collective plus acérée sur l’environnement et le climat, la notion même de voyage est devenue problématique. Je ne dirais pas que j’accepte cette sédentarisation à bras ouverts, loin de là, mais il faut bien composer avec mon nouveau travail, ma passion et mon éthique. Cette partie d’échec n’est pas terminée.

Pourtant, je reprends la plume – virtuelle, s’entend – pour parler de mon dernier voyage, et pas le moins éprouvant : un voyage au pays de la peur.

Ce fut un séjour court, de 10 jours, qui s’est ouvert sur une Escape Room Horrifique, a traversé nonchalamment la fameuse fête d’Halloween, et se termine aujourd’hui sur des élections américaines outrageusement serrées entre un grossier molosse assoiffé de sang et un discret Dr Jekyll, tenant sous cape un Mr. Capital patient et féroce.

Ces moments de parade horrifique outrancière, ces points rouges de fausse hémoglobine, reliez-les ensuite d’un deuxième confinement, pas bien méchant, le confinement, pas bien flippant, un confinement qui tient d’une peur lasse d’elle-même, d’une inquiétude qui ne sait plus trancher, un quotidien de crocs émoussés. C’est pour le paysage. Ça, c’est que je voyais à l'horizon pendant ma traversée. Trois points brillants et entre eux une ligne molle.

Le premier acte de mon récit était respectablement pensé.

Malade, fiévreuse, incapable de travailler, j’ai pris rendez-vous chez le médecin, un peu comme blasée. Je râlais que malgré les masques, le gel, la distanciation et le télétravail je sois seule encore capable d’attraper une bonne vieille gastro-entérite des familles. Peut-être le reste d’une admiration pour ma mère, qui traverserait un continent de lèpre et de choléra sans attraper ne serait-ce qu’un rhume : je maudis depuis longtemps chez moi une nature un peu fragile. J’étais l’enfant qui avalait les comprimés comme des bonbons, et l’adulte qui tousse trois mois par an et me traîne une grippe les années paires, une gastro-entérite les années impaires, depuis maintenant une quinzaine d’années. Entre-temps j’ai pu profiter d’une légère malformation cardiaque, et je suis un traitement quotidien pour ralentir mon cœur. J’en viens au fait : pour autant que je le souhaite, la santé et les joues roses ne sont pas tout à fait à mettre au compte de mes qualités. Je voulais seulement qu’un médecin me prescrive un arrêt de travail d’une journée, le temps que j’aie sué les derniers microbes ou virus (je ne sais jamais), et que je reprenne mon chemin.

[À la fin du premier acte d’un film d’horreur, inscrivez un “MAIS” en gros sur le tableau. Pour les plus structurés, ajoutez y un “QUAND SOUDAIN” et le tour est joué. C’est ce que je dis à mes étudiants du fameux film Les Trois jours du Condor : Robert Redford va juste acheter des sandwichs pour ses collègues, comme toutes les semaines MAIS il pleut et il prend la porte de derrière, il revient tranquillement au travail QUAND SOUDAIN il découvre que tous ses collègues sont morts assassinés. Un premier acte de livre d’école.]

Un rendez-vous banal, donc, MAIS en pleine période de Coronavirus mon médecin traitant ne pouvait pas me recevoir en personne - puisque mes symptômes comportaient, entre autres, de la fièvre et des maux de tête. Il m’a proposé un rendez-vous à distance, une télé-consultation (en voilà des mots qui sont devenus familiers en un rien de temps). À vrai dire ça me convenait plutôt : pas besoin de me déplacer avec mes courbatures et mon mal de crâne (vous savez, ceux qui donnent la sensation que vos talons s’enfoncent dans vos tempes à chacun de vos pas). C’était sans compter sur mon compagnon têtu, acolyte sans pareil de mon voyage à travers la peur. Il a pris rendez-vous pour moi chez sa médecin. Juste de quoi se retourner plus tard, quelque part sur le chemin et se dire “que ce serait-il passé si, à cet instant-là, je n’avais pas choisi cet embranchement ?”. D’humeur peu combattive, je me suis diligemment rendue chez cette médecin que je ne connaissais pas, une femme sans rondeur, ni dans son visage ni dans ses paroles, qui ne s’encombre de rien, pas même de chaleur, et laisse à vif une indéniable compétence. J’étais venue pour repartir, juste pour le bout de papier. Elle a questionné, elle a palpé mon ventre… QUAND SOUDAIN, elle m’a jeté un regard étonné : il y avait un truc étrange, mais elle ne voulait pas me dire quoi. Elle a parlé de Coronavirus, et m’a prescrit une analyse de sang et un test Covid.

Le Covid, mes amis l’ont attrapé en masse et ce n’est pas une façon de parler. Personne n’en est mort, mais il existe autour de moi. N’étaient mes parents avec qui j’avais déjeuné quelques heures plus tôt, j’aurais sans doute préféré l’avoir attrapé. Ne serait-ce que pour comprendre le sourcil froncé de la médecin, ce “quelque chose ne va pas” mais on ne sait pas quoi.

J’ai passé mes analyses de sang et un test Covid. C’est bon, c’est fait, c’est l’heure de se reposer avant de reprendre le travail. Mais on est dans le deuxième acte : vite vite vite coupez dans le lard, rien ne dépasse, ne laissez pas à votre personnage le temps de prendre un café, on veut du monstre, nous, on a payé pour un voyage dans l’horreur. Je reçois un appel de la clinique : “votre analyse de sang montre une grosse inflammation, retournez chez le médecin”.

J’obtempère, mais la docteure sans rondeur n’est pas là, remplacée par une jeune femme toute en douceur et grands yeux bleus, qui me regarde au-dessus de son masque tout en me palpant le ventre (cessez s’il vous plait laissez mon ventre tranquille). Un peu déroutée par une analyse de sang façon Schrödinger qui s’avère encore aujourd’hui indiquer ET ne pas indiquer un virus tout à la fois, elle me prescrit une analyse de selles. Pas de repos pour les aventuriers de la frayeur, je suis encore d’humeur tranquille et je me rends de nouveau à la clinique pour les analyses en question. Je vais pouvoir faire réchauffer le café qui est resté dans la cafetière. Mais, la tasse fumante entre les doigts, je reçois un appel à l’aube, le lendemain, de ma médecin aux yeux noirs, qui a bien lu ce que m’avait conseillé sa collègue, mais quand même…
Remplissons les silences, voulez-vous. Sur ses virgules on pouvait lire “ma remplaçante est bien gentille mais elle est jeunette”. Et donc est-ce que je pourrais repasser, là, maintenant, pour qu’elle refasse une palpation ? Je pose mon café que j’aurais largement préféré avoir dans le ventre, pour une troisième palpation en quelques heures, et voyez-vous c’est là, et là seulement que j’ai commencé à comprendre que j’avais entamé un voyage en terre de frayeur.

À la fin de cette troisième palpation, la médecin avait encore les sourcils froncés. Je n’avais vraiment pas envie de savoir ce qui lui trottait par la tête, mais tout à la fois j’avais en tête mon compagnon qui me poserait toutes ses questions en avalanche. Imaginez un enfant à l’âge du pourquoi : “Pourquoi le soleil brille ?” “Parce que c’est une très grosse boule de feu” “Mais pourquoi on brûle pas ?” “Parce qu’il est très loin.” “Mais pourquoi il est très loin ?” “POURQUOIIIII ?”. Autant de questions que je devrais avoir posées, autant de réponses que je me devais d’avoir, mais que j’ai bizarrement cherchées pour lui autant ou plus que pour moi. La médecin m’a prescrit une échographie, et j’ai enfin osé demander : “Qu’est-ce qu’on cherche, au juste ?”. Son regard était tout ce que je craignais : elle avait sciemment évité la question. “Il y a une masse, appelons-la comme ça (non, ne l’appelons surtout pas comme ça, appelons-la un nounours à la guimauve, un pet de travers, une bulle de savon, vous voulez bien ? Pas une masse) près de votre estomac. Elle n’a rien à faire là. On va voir ce que c’est.”

Eh bien, j’ai tourné les talons comme un soldat de plomb avec mon ordonnance, je suis passée pour la troisième fois à la clinique pour prendre un rendez-vous pour une échographie. J’ai rendez-vous en décembre. Deux mois.

Là j’ai pas compris, la masse elle était plus dans mon estomac elle a commencé à me ronger le cerveau. C’était rapide il y avait plus grand chose à bouffer. Mon cerveau était glacé façon sorbet à la menthe. Il y a une masse dans mon estomac et elle l’a bien dit, la dame, la masse ELLE A RIEN À FAIRE LÀ. Contrairement à mon café froid, que je n’avais plus le goût d’avaler. J’allais mourir, j’allais mourir à 33 ans, Jesus style, et c’était rare mais ça arrivait, pas de bol j’allais crever comme ça. Alors oui, je vous entend derrière vos écrans : c’est pas comme ça que ça se passe. Raisonnablement, même s’il y avait de quoi avoir peur, j’avais clairement déraillé. En fait j’ai compris 3h après qu’il s’agissait de ce qu’on appelle communément une crise d’angoisse. Pendant 3h, alors que mon compagnon et mes parents s’assuraient de me trouver un rendez-vous rapidement pour une échographie, je suis restée prostrée, le champ de vision rétréci jusqu’à la pointe d’une épingle à nourrice devant moi : le reste n’était plus rien que cette masse, cette masse qui voulait dire mort.

Quand j’en suis revenue, ou plutôt quand mon corps épuisé s’est échoué sur une plage de rationalité, j’ai fait chauffer mon café, et je l’ai oublié. Mon compagnon est revenu du travail, et je n’ai pas pu m’empêcher de lui demander : “Je vais pas mourir ?” Il a rit. J’ai aimé son rire.

Pendant que je faisais mon propre deuil prématuré sur un canapé en cuir, on s’était mobilisé autour de moi pour m’obtenir un rendez-vous 48h plus tard seulement pour une échographie… à condition que mon test Covid soit négatif. Test Covid qui est arrivé quelques heures avant l'examen seulement. C’était juste pour épicer une journée d’attente en quarantaine. Ah oui parce que pour ce qu’on en savait j’avais aussi le Coronavirus, a priori. Donc je ne devais toucher personne, je parlais aux gens à trois mètres, avec mon masque, et avec cette impression désagréable de laisser ma carcasse parler pour moi. J’étais ailleurs.

Pause, il faut souffler. Je me prépare un thé dans une immense salle de danse où j’ai accompagné mon compagnon avec le seul objectif de ne pas rester seule. Le café ne passe plus, rien ne passe, mais j’enchaîne les mauvaises tasses de thé, et un couple d’amis passe nous voir. Je reste loin, toute petite au fond de la grande salle vide, et je regarde le plafond faute de parvenir à traîner mes yeux sur d’autres spectacles. Les vagues d’angoisse lèchent mon humeur et repartent avec une régularité implacable, je crains la marée haute, j’ai parfois plus peur de mon angoisse elle-même que de la masse. Je ne sais plus pourquoi j’ai peur, mais je sais que la salle n’a jamais été aussi obscure qu’elle l’est à mes yeux en ce moment, et même le soleil ne perce pas dans ma brume. Ce qui perce, c’est une jeune femme. Elle vient s’asseoir à côté de moi, pendant que nos compagnons parlent danse. Elle a les yeux bouffis, et instantanément on se reconnaît, deux aventurières du même pays. Parfaitement conscientes de nos propres irrationalités, parfaitement incapables de s’en dépêtrer : la peur est tapissée de lianes et de sables mouvants. Mais on s’est vues. De son côté, son voyage avait été provoqué par une certaine solitude nouvelle, le deuil d’un oncle, des cours qu’elle devait assurer pour la totalité des classes d’un collège sans jamais avoir été formée pour, le confinement approchant et, bien sûr, pour couronner le tout, cet enseignant décapité en pleine rue et qui venait la hanter. Bien sûr qu’elle n’allait pas mourir, mais c’est aux lianes qu’il faut dire ça. Je ne dirais pas qu’elles ont desserré leur étreinte, mais reconnaître un visage familier dans ce monde dépeuplé, c’était déjà suspendre un peu cet implacable démembrement de l’espoir.

Le test Covid est arrivé, négatif. En douce, j’espérais un peu qu’il soit positif, parce que je m’étais persuadée qu’on ne pouvait pas avoir le Covid et un cancer en même temps. Ce serait trop, statistiquement. Les statistiques ne se sont jamais exprimé sur la question, je le sais bien. Mais c’est la sensation que j’en avais. Pourtant, il faisait beau devant la salle de radiographie, et j’y suis arrivée plus légère que je ne l’avais été depuis plusieurs jours. J’ai pourtant attendu devant la salle pendant plus de 2h30. J’étais à jeun : pas de café ce matin. Pendant l’attente, je me suis prise à espérer que la médecin avait senti quelque chose qui n’était pas là. Un nounours à la guimauve, un pet de travers, une bulle de savon. On s’excuserait de m’avoir fait venir pour rien. On me renverrait au travail, sous la couette, que sais-je. J’étais toute prête à entendre “rien d’anormal, ce sera 50€”, mais la radiologue avait mal dû apprendre son texte, parce qu’au lieu de ça elle m’a dit “Il y a effectivement une masse très large, onze centimètres sur six. Mais je ne sais pas d’où elle provient. Elle touche le foie, elle touche l’estomac. Je ne peux pas vous dire si c’est bénin ou pas”.

Je ne sais pas si c’est le cœur ou la masse qui est devenu lourd comme de la pierre, mais ça pesait sur le ventre, tout ça. Onze centimètres non mais les gars vous me sortez ça de là tout de suite ! Je vous prête le scalpel, si vous voulez. Au lieu de ça mon compagnon a continué de poser question après question jusqu’à ce qu’il ait tiré d’elle la moindre once d’information qu’elle pouvait avoir sur la mystérieuse masse, et ce n’était pas grand chose. Il a aussi insisté jusqu’à ce que la radiologue appelle une collègue de la clinique. Je l’entendais dire au téléphone : “Oui, j’ai une jeune femme et son époux, ici, il y a une masse… elle est un peu angoissée… Non, oui, il faudra le produit, oui.” J’ai levé le regard à “époux”, ça m’a fait sourire. Peut-être pas assez, mais ça me prouvait que j’étais encore là, à me moquer de moi-même, petite épouse angoissée derrière son imposant mari. Ce n’est pas ce qu’elle a voulu dire, bien sûr, mais c’est ce que j’ai vu à ce moment-là, et mon envie de lui prouver le contraire, pour faible qu’elle fut, restait la preuve que j’étais encore là. J’avais rendez-vous le lendemain à la clinique pour un scanner, on serait fixé.

Pour le scanner, il fallait être à jeun. J’ai regardé mon compagnon avaler son café, sans envie, et on est partis, attestation de sortie en poche parce qu’entre temps l’État nous avait confiné. Pas que j’aie vu la différence : je sortais juste de quarantaine et j’étais de toute façon confinée dans ma masse de 11cm depuis plusieurs jours. C’est allé vite. Mon compagnon a insisté pour voir la radiologue, pendant que je suivais, épouse timide encore une fois, me regardant faire et ne me reconnaissant pas. Très grosse, la masse, 12x12x6cm, nous a-t-elle dit. “Tiens”, j’ai pensé, “elle a grossi.” Elle touche tous les organes, elle appuie sur l’estomac vous ne devez pas avoir très faim (parlez-en à mon café). Mais on ne sait pas d’où elle vient. Il faudrait que je sois plus grosse et que la masse le soit moins : là on verrait bien d’où elle vient, et on saurait mieux si cette tumeur, appelons-la comme ça (non, ne l’appelons pas comme ça, appelons-la nounours à la guimauve, pet de travers, bulle de savon, que sais-je, mais pas “tumeur”) est bénigne ou pas. J’ai eu le temps de penser que personne ne prononçait jamais le mot “cancer”. Tant mieux. Une fois que c’est dit, c’est difficile à remballer. C’est comme ce toboggan de secours gonflable qui s’est ouvert à l’intérieur d’un avion il y a quelques semaines : nécessaire ou pas, une fois que c’est dit ça gonfle et ça gonfle et ça fait des dégâts.

Il va falloir passer une IRM, peut-être une biopsie. Là, on saura, sans doute. Enfin peut-être. Enfin je crois.

Très grosse, la masse. Nous passons chez un ami qui vit non loin de la clinique. Le plus vivant des bons-vivants, motard, métalleux, faux-rebelle/vrai-gentil, qui m’offre un café que je n’ai pas le temps de toucher quand je reçois les résultats écrits du scanner. On est samedi, je passe chez la médecin, toujours pas encombrée de chaleur et pas non plus d’espérance, qui regarde les résultats du scanner par-delà bien et mal, comme dirait l’autre, avec l’œil factuel dont je commence à soupçonner qu’il la protège de l’empathie. On ne sait rien, on ne sait rien. Préparez-vous à ce que ça prenne du temps, maintenant, on ne saura pas tout de suite et un rendez-vous IRM ça ne s’obtient pas comme ça. De fait, on est samedi. Tout est fermé. On a un rendez-vous pour décembre pour l'IRM. Lundi je prendrai rendez-vous chez mon médecin traitant, il est temps qu’il suive, un peu.

La journée, avec le soleil et les rendez-vous, tout va bien. Le soir, par contre, dès que le soleil se couche, ça devient plus difficile de tenir les lianes et les sables mouvants à carreau. Si je décide de faire la cuisine, mon esprit ne vogue pas librement vers mes avenirs possibles et mes avenirs rêvés, comme il le fait habituellement : il vient systématiquement s’empêtrer à nouveau dans la végétation dense de ce monde perdu. Dès que le soleil se couche sur le pays de la peur, il faut rester en mouvement, et concentrer son esprit, l’occuper, même l’envahir. Pour moi, ça a été des parties de tarot en ligne avec mes amis. Chaque soir, un ou deux tournois de neuf manches. J’épuisais mes amis que mon compagnon allait chercher même par téléphone, s’il le fallait, pour que toujours j’ai des cartes dans les mains... virtuelles mais vraies.

Dimanche, c’était le jour où il ne se passerait rien, disait-on tous. Cliniques et laboratoires sont fermés et médecins au repos. Je reçois malgré tout un appel de l’autre médecin du cabinet, une troisième, donc. Elle a reçu les résultats de mon analyse de selles : ce n’est donc pas un virus, mais une bactérie. Elle m’envoie une ordonnance pour des antibiotiques et tout le monde croise les doigts pour que la bactérie soit seule responsable des symptômes qui ne pouvaient pas être expliqués par une large tumeur dans mon estomac, histoire de donner au tout un semblant de cohérence. Je m’exécute, avale les antibiotiques et passe la journée comme les autres, profitant du soleil et craignant les ombres qui viennent avec les loups.

Le lundi, je prends rendez-vous avec mon médecin généraliste pour l’après-midi et, à tout hasard, contacte quelques cliniques pour l’IRM. Elles me proposent février. Je me dis que février, c’est impossible, les ombres m’auront avalée d’ici là, les sables mouvants m’auront enterrée, les lianes m’auront dépecée. Il ne restera pas assez de moi d’ici février à fourrer dans une machine IRM. Mais une des cliniques me tire de mes pensées : un patient vient de se désister, ils ont de la place pour le lendemain matin. Mon médecin me félicitera l’après-midi de la vitesse stupéfiante de ma traversée du pays de la peur. Quant à moi j’ai plus d’admiration pour ceux qui ont dû, en général par la force des choses, s’y attarder.

Le lendemain, je sors un peu à l’avance pour aller passer mon IRM, et vais à la pharmacie acheter le produit que la clinique devra me mettre dans le sang pour mieux voir. Je passe devant un restaurant, devant lequel un homme vend ses produits à la criée pour palier à la fermeture forcée par le confinement : “du café bien chaud à emporter ! Des gaufres ! Mademoiselle, un petit café ?” Un instant, je me dis que je suis en avance, et pourquoi pas un café pour éviter de faire les cent pas ? Mais je me rappelle qu’il faut que je sois à jeun pour l’IRM. À jeun pour la quatrième fois en presque autant de jours. Je lui fais un signe de la tête et je passe mon chemin.

Coronavirus oblige, je dois être seule cette fois, à la clinique. L’attente n’est pas très longue et je pense à tort que, comme le scanner, ce sera passé en un rien de temps. On me pose une perfusion pour le produit (on me fait choisir le bras, mais mes deux bras ont des hématomes des piqûres de ces derniers jours), on me mets en culotte – je me rends compte que la mienne est trouée et je me dis que c’est un luxe, finalement, d’avoir honte, et que ce luxe je ne l’ai vraiment pas. Je me prépare à entendre encore une fois qu’ils ne savent rien, qu’ils ne voient pas, qu’une biopsie, peut-être… Je ne me savais pas encore dans le troisième acte de mon histoire, la dernière ligne de ma traversée. 

Une IRM c’est bruyant. Juste avant que le plateau ne glisse jusque dans la machine, un infirmier me met sur les oreilles ce que je pense d’abord être un casque anti-bruit. Mais dans mon casque, il y a de la musique. J’ai béni les grands dieux de cette idée de génie. Je me sens tout à coup soulagée, et plutôt amusée par les choix de la liste musicale : j’entre dans la machine sur l’air rock de “Should I stay or should I go” (“Dois-je rester ou dois-je partir”, en français) et je suis finalement entourée du fameux anneau de l’IRM lorsque commence “Ring of Fire” (“Anneau de feu”). La suite de la liste musicale est pop, rock ou folk, jamais excessivement triste ni excessivement violente, et détourne à merveille mon attention des claquements et vrombissements assourdissants de la machine, et des augures terribles que nous lisons tous si aisément dans le ventre de cette baleine stérile.

À la sortie, une fois de plus je m'imagine dire à mon compagnon que je ne sais rien, qu’il me faut attendre les résultats, et je le vois déçu et curieux. Presque comme au théâtre, je ne me contente pas de suivre son exemple : je l’imite, je l’incarne, et je demande à voir le radiologue. On me dit d’abord qu’en ces temps de virus ce ne sera pas possible. J’ose insister : vu la taille de la tumeur, et parce qu’on n’a pas cessé de me dire qu’elle était atypique, j’espérais vraiment avoir une discussion avec un spécialiste. Ils ont finalement accepté, et le radiologue est venu s’asseoir à côté de moi… puis à quelques mètres de moi (virus, virus, petit virus qui plane sur nos interactions).

Il a commencé sa phrase par “Tout va bien”.

Un hémangiome du foie exceptionnellement gros, de 13x12x7cm (“tiens”, me suis-je dit, “il a encore grossi”). Bénin.

J’ai écrit “bénin” plus de fois dans les heures qui ont suivi que je ne peux les compter. J’écris encore "bénin" en pensée sur le plafond avant de m'endormir, et jusque dans mon sommeil. Je l’ai écouté jusqu’au bout me parler ensuite de la taille de l'engin, une pelote de vaisseaux sanguins (quelqu'un a un chat à prêter ? J'ai de quoi le faire jouer), une grosse boule qui appuie sur l’estomac… vous ne devez pas avoir très faim. Non, lui ai-je dit, mais je serais bien incapable de vous dire si c'est la peur ou la tumeur qui m’ont empêché de manger.

Il a soupiré : “C’est vrai qu’on sait faire, ça. On sait faire peur”.
J’ai hoché la tête, et j’ai pensé qu’il vivait dans un drôle de pays, ce monsieur. Un drôle de pays.

Alors je suis rentrée, et je me suis préparé une grande tasse de café.

14 septembre 2024 : Sentier Cathare, Duilhac-sous-Peyrepertuse

Trois jours de marche dans les pattes sur le sentier cathare, je me lave les cheveux au gîte communal et nous allons dîner dans l'unique...