mardi 16 juillet 2013

Sixto Rodriguez, héros de la classe ouvrière

Il y a quelques jours c'était le concert de Rodriguez à Toulouse.
Sous l'oeil rond du verre de vin du Prince de Monaco, rendu turquoise -le verre- sous les lumières changeantes du concert, on a vu débarquer, porté par deux hommes comme le mort-vivant de 70 ans qu'il est, le héros de la classe ouvrière désenchanté, l'homme philosophe revenu à la mode.

Sa voix, inchangée par les années, ses airs sans ride et sans faiblesse, ses textes dylaniens qui reviennent aujourd'hui, rendus à la vie par le monde enterré d'Afrique du Sud et l'industrie sévère du cinéma, ses rides et son chapeau… Il était sans parole, mais qui en attendait ? Qui voulait voir parler le fantôme, puisqu'il avait une guitare pour discours et une voix encore étrange, une voix de somnambule que j'écoute à l'instant, pour nous donner la sensation que même la mort n'est rien pour l'artiste ?

Inconnu de l'occident, légende pour les Afrikaans qui le pensaient mort, suicidé sur scène, les Afrikaans qui lui avaient rendu la légende puisqu'ils n'avaient pas l'homme, il était là, plutôt en os qu'en chair. Il chantait brillamment ses chansons, pauvrement celles des autres, enchaînant les fausses notes sur les tubes de Little Richards, et croquant les coeurs sur les siens propres. Qu'importe, on l'applaudissait chaque chanson. On lui pardonnait ce qu'on n'aurait pas même pardonné à Paul McCartney, on lui pardonnait parce qu'il n'était pas qu'un musicien, il était le fruit vivant des contes de fées. Sous le regard du roi ou du Prince, il était le bouffon, l'ouvrier, l'homme d'Amérique du Sud qui répare les toits sous le ciel froid de Detroit et qui ne souhaite pas réaliser sa fortune toute nouvelle et soudaine. Il est l'homme qui donne l'espoir d'un destin, d'une résurrection, pour les peuplades désillusionnées de la crise.



J'avais lu quelques jours auparavant cet article qui le disait fatigué, qui le prétendait alcoolique, et je me disais qu'il y avait eu une erreur. Une erreur de traduction peut-être. Il ne cessait de dire “I know it’s the alcohol talking”, mais quand il disait ça, qu'il savait que c'était l'alcool qui parlait, il s'adressait au public aimant et fou, comme s'il rendait leur hystérie à la folie de l'alcool, comme s'il ne pouvait pas croire que cet amour était là pour lui. C'est comme ça qu'on l'aime, le héros de la classe ouvrière, on l'aime indifférent à son propre succès, moins rock star que rocher, imperturbable : il sera là bien après qu'on nous ait tous enterré : il a connu la mort et est revenu, sans même la regarder, sans même le savoir, sans même s'en soucier. Peut-être que l'auteur de cet article le VOULAIT alcoolique, parce que ça rajoutait à la légende de l'homme brisé par le travail, emmené par l'alcool, un Tom Waits nouveau genre. Il le voulait peut-être alcoolique, parce qu'on a tous entendu cette histoire du succès qui tue les hommes bons, qui enterre leur âme sous des flots de dollars.


La crise, comme la guerre, comme l'apartheid, c'est à coup de chansons et de poèmes qu'on en vient à bout, et il était debout, il avait son arme et c'était d'exister. Applaudissait-on ses chansons ou bien toutes ces années au cours desquelles il n'avait pas été applaudi ? Applaudissait-on Rodriguez ou nous-mêmes, d'être-là, d'avoir nous aussi dans un monde lointain notre part de fortune. Comment expliquer un monde où nous ne sommes rien, si ce n'est en pensant qu'ailleurs, comme lui, nous avions un nom ? Applaudissait-on ses accords ou bien la victoire de l'humanité sur l’apartheid, à l'heure où Nelson Mandela se meurt, à l'heure où les légendes immortelles sont rendues à la mort ?

Il est revenu pour nous, Sixto Rodriguez, il est revenu pour nous sauver, c'est un Jesus Christ superstar, pas loin d'être maçon, trop homme pour être un homme, c'est un héros avec deux albums seulement, deux testaments pour l'humanité un peu triste et un peu dure.

Il n'a jamais rien eu à perdre, donc ce qu'il gagne, nous le gagnons.

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