mercredi 1 décembre 2010

1er décembre 2010 - New York vol.35

La vie est le scenario le plus improbable qui soit. Je n'invente rien, ce n'est pas une illumination du jour, c'est de la morale remâchée, et alors ? “Le premier à avoir comparé la femme a une rose…” : je sais, je sais.
Mais voilà, hier, ma professeur de travail d'acteur nous a accompagnées au siège de ce club New- Yorkais TRÈS privé de comédiens. Il a été fondé à la fin du XIXème (nous sommes a New York, le XIXème c'est déjà l'Histoire, avec un grand H) par un comédien célèbre que, tout célèbre qu'il est, je ne connais pas. Tout ce que j'en sais, c'est qu'il est le frère de l'homme qui a assassiné Lincoln. Et le mystique de la chose donne a ce club privé un peu plus de l'atmosphère que j'aimais lui donner, d'aristocrates criminels aux gants blancs : un Agatha Christie s'y trame lentement depuis un siècle et demi.





Pour les aristocrates, j'étais servie. Les dos plus droit que les épées exposées, mimes des portraits de toile qui s'étalaient sur tous les murs, spectateurs et acteurs se confondaient sur un ton posé et des sourires entendus. Le club n'est ouvert aux femmes que depuis 70 ans à peine, je suppose que la moustache y est encore de mise pour ceux qui peuvent la porter, du moins c'est l'impression que me donnaient ces messieurs. Les pièces étaient de bois sombre, presque vermillon, habillées de larges fauteuils et de chandeliers, chaque marche du large escalier verni ramenant un peu plus de comédiens du passé sur la scène du présent.


Et puisque “le monde est une scène”, ce soir-là Shakespeare était a l'honneur, encore. Je me suis assise devant le verre de vin qu'un élégant jeune homme venait de me glisser entre les mains -je ne bois pas de vin- et un autre homme est venu nous chuchoter : aujourd'hui le spectacle ne se déroule pas sur scène mais au milieu des spectateurs, entre les tables. Une jeune femme à coté de moi s'est exclamé quelque chose comme “how peculiar! (comme c'est original !)”, et à entendre cela je me suis tournée vers elle avec un sourire nonchalant, le seul qui pouvait traverser les siècles vers sa personne. Elle devait avoir fait de la danse, car je voyais en cette non-encore-vieille femme la silhouette de ma grand-tante, toute en droiture et en grâce : on perçoit la sensualité dans cette tenue d'argile comme l'on reconnait la rose dans la fleur séchée. Elle aussi souriait, mais le sien battait le mien et mangeait mon cynisme. Elle paraissait naïve. 65 ans peut-être et toujours une enfant, seule ce soir mais à sa table trois jeunes filles étranges, mexicaine, allemande et française, une photographe, une spécialiste d'effets spéciaux et une cinéaste, parlant avec ou sans accent de serveurs, processeurs et logiciel. “How peculiar” en effet, c'était le ton juste. Elle était enchantée par les possibilités infinies des effets numériques aujourd'hui “j'ai moi même étudié la peinture il y a bien des années, aujourd'hui j'aimerais reprendre quelque chose dans l'art, pourquoi pas quelque chose sur ordinateur ?”. Nous pensions que tant que ce sera “quelque chose sur ordinateur”, cela ne voudra absolument rien dire. Mais ce n'est pas ce que nous avons répondu. Mes amies lui parlaient de Photoshop et de ses possibilités infinies et tout en acquiesçant d'un air expert je cherchais à trouver dans cette femme le moindre signe qu'un jour elle avait travaillé. Qu'un jour elle avait touché le vrai monde de ses doigts. Mais c'est-à-croire qu'elle les avait plongés directement de la richesse dans l'art, et répondait de son ignorance abyssale par un sourire à désarmer les brutes.


Tout d'un coup elle s'est penché vers moi et a demandé de quelle façon j'avais obtenue cette si “peculiar” teinte de rouge dans mes cheveux. J'ai vaguement répondu, habituée maintenant à ce que toute marque d'originalité soit prétexte à une conversation (chose que j'adore), avant de me rendre compte à son regard en suspend que son intérêt était véritablement dans la couleur. Je me suis efforcée d'être plus précise, me perdant dans les méandres du langage, ayant perdu le mot “coiffeur”, cherchant la version anglaise en même temps que le moyen de le contourner, si bien qu'à suivre deux lapins j'en revenais bredouille, mais dieu merci elle souriait toujours.
Mon bric-à-brac rendu, mes mains encore en l'air quelque part qui continuaient à parler quand ma langue ne bougeait plus (il y a un petit bout d'Italie qui n'est pas resté à Bergame), elle s'est penché vers moi, a posé sa main sur mon bras et m'a dit qu'elle lisait un livre en ce moment, et que si elle devait un jour en faire un film, elle me choisirait pour un personnage en particulier. J'écoutais : du fait de sa stature j'attendais du Dostoïevski, du fait de la mienne du Barbery. Et bien sûr c'était “The girl with a Dragon Tattoo” (littéralement “La fille au tatouage de Dragon”, mais dans la version française “Les hommes qui n'aimaient pas les femmes”). Je n'ai pas lu la série Millenium, mais le personnage en question, avec ses anneaux aux narines, me parait légèrement plus trash, ou punk que je ne le suis. Mais il suffit parfois de cheveux rouges.


Le spectacle a commencé. Un medley de Shakespeare donc, de quoi se préparer au pire. On joue des medleys de Shakespeare depuis que les gens ne vont plus au théâtre que pour voir Shakespeare, mais sont pourtant fatigués de ne plus voir que lui. Et puis parce que 10 mauvais acteurs sur 10 pièces de puzzle ne seront jamais aussi ridicules que sur un seul chef d'œuvre. Deux mauvaises raisons donc, qui se manifestent en général par une rafale de mauvais choix, lesquels se sont effectivement révélés durant cette pièce : le besoin irrépressible de moderniser les pièces à grand coup de casquettes à l'envers et de coiffures de punk, le tout pour prouver à quel point Shakespeare est indémodable, ce qui me paraît pourtant le seul moyen de le rendre anachronique. La nécessité de rajouter de la musique ou du chant, sans très bien savoir si le but est de créer un chœur antique, un rock anachronique ou un folk de situation. La tentation de faire répondre les pièces entre elles de sorte que de deux scène tragiques que nous connaissons sur le bout des doigts en naît une troisième aberrante, rigolote, facile à oublier.
Ajoutez que je ne comprenais rien. L'anglais ancien est déjà difficile quand il n'est pas réduit en pièce, imaginez haché menu.


Et pourtant, perçant mon cynisme et la barrière du langage, passé deux-trois scènes sans importance, un grand homme s'élevant ce soir-là au nom de Macbeth, rien de moins, réussissait en une main levée ou un œil baissé à appeler en moi une émotion que je ne comprenais pas. Je sentais la pièce dont je ne savais rien, et il aurait pu rester des heures à parler… chinois pourquoi pas, j'aurais continué d'admirer en lui le roi terrorisé, battu, d'une Angleterre en déclin.
Des acteurs ont ensuite succédé à des acteurs, nombreux -aucun n'était mauvais- parlant, criant, chantant, bougeant les chaises et tapant du pied, devant nos yeux ou dans notre dos, disparaissant, réapparaissant, Roméo, Juliette et tous les autres, souvent trop vieux ou trop jeunes, et puis Hamlet, ah, Hamlet, qui parle à sa mère mais je ne sais ce qu'il raconte, qui tue quelqu'un mais je ne sais qui, qui voit ce qui n'est pas ou ce qui n'est plus, entend des voix qui ne résonnent plus et pourtant moi de mon siège, dans son énervement et sa peine, je perçois ces sons et ces images qu'on ne croit que pour lui. On applaudit bien fort, l'acte I d'une pièce sans acte est fini.


Derrière moi, la femme la plus grande et imposante du monde rit à gorge déployée. A m'entendre vous pourriez ne pas me croire, et pourtant je n'invente ni ne déforme rien : si cette femme ne mesurait pas 1m90, c'est qu'elle était plus grande. Sa carrure était celle d'un bucheron, mais de sa poitrine il y avait de quoi allaiter tous les miséreux de la terre, au moins. Entre l'envie irrésistible de la regarder encore pendant des heures et mon empressement poli de ne pas lui jeter un regard, je prenais en photo murs et gens, jetant les unes après les autres mes horribles photos. Me voyant faire elle est alors venu me voir, m'a posé la main sur l'épaule avec autant de bonhommie dans son geste que la femme à côté de moi y avait mis de grâce empruntée quelques temps plus tôt, et m'a demandé, je n'invente rien “si je ne pouvais pas la prendre en photo avec la grande dame (big lady) là-bas”. Le tout en m'appelant “Honey” à chaque fin de phrase. Mes lèvres brulaient de lui répondre qu'il n'y avait certainement pas de plus grande dame qu'elle là-bas, ni même ailleurs à des kilomètres à la ronde, mais en suivant son regard le mien est tombé sur le portrait géant de quelque aristocrate. Si ce n'est leur taille, je ne pouvais pas voir une seule chose que ces deux femmes pouvaient avoir en commun. Ce que c'est qu'une femme, je l'ignore, mais puisqu'elles l'étaient toutes deux, les possibilités entres elles me paraissent infinies. J'ai pris la photo, puis une autre, puis une autre encore, mais sur aucune de ces photos le visage de la peinture apparaît correctement. J'étais très déçue de ne pas pouvoir donner à cette femme ce qui lui tenait tant à cœur (“c'est Lady Macbeth, me disait-elle, cette belle femme c'est Lady Macbeth”) mais lorsque je me suis rendue et lui ai montré les photos en questions, son visage s'est illuminé encore : “c'est tellement drôle ! C'est le seul tableau de la salle pour lequel ça fait ça ! Ça doit être un signe, hein ?!” et tout en elle montrait que, bien sûr, elle n'y croyait pas, mais qu'au fond elle aimait bien y croire, que Lady Macbeth lui parlait tout en lumière, et à elle seule.


Le second acte a couru bien vite, les filles étaient belles et les hommes beaux, les spectateurs un peu fatigués dodelinaient vaguement au-dessus de leurs verres vides, et quelques secondes plus tard -c'était mon impression- les acteurs nous ont salués entre les rangées de table. Oh oui, le monde est une scène. Oh oui.





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