jeudi 6 janvier 2011

6 janvier 2011 : San Francisco vol. 6

C'est à l'envers que ma journée d'hier me revient. C'est que mon esprit à cette attraction naturelle pour l'île d'Alcatraz, que j'ai visitée le matin, et il me semble que rien ne peut venir après ça. Tout doit être avant, peut-être à la façon dont les prisonniers de l'île considéraient cette prison : le bout du bout, après lequel il n'est rien.

Donc tard le soir, j'ai discuté des heures durant avec un français de Grenoble qui étudie aujourd'hui au Québec, à propos de nos sentiments sur l'Amérique, sur New York et sur Vancouver, ce qui me le fait confondre aisément avec un autre français avec lequel j'avais parlé quelques heures auparavant, qui étudie quant à lui à Montréal. Mais alors que je me retrouvais embarquée, tôt le matin en réalité, dans deux longues discussions sur notre retour prochain en France et ce que ce sera pour nous, de retrouver la bonne nourriture et les administrations tentaculaires et inefficaces, je sentais que l'alcool montait doucement en moi. Il n'était pas violent, je n'étais pas ivre, mais les mots s'enchaînaient avec aisance, je riais facilement, la pièce était plus grande et laissait mes mouvements prendre de l'ampleur -et, de fait, de la prestance.


C'est que quelques heures plutôt, j'étais dans un pub du coin de la rue, traînée là par un anglais d'une trentaine d'année. Un homme adorable, policier, passionné d'art et de criquet, les joues rouges de bière, des cheveux roux sur un crâne énorme, il ne m'avait pas fallu 15 secondes à l'auberge pour comprendre qu'il était britannique. Et là il me parlait de son dernier voyage en Australie, en m'offrant bière sur bière. Il était bonhomme et enfantin, en même temps très cultivé, et ce mélange faisait de lui quelqu'un avec qui il était aisé de parler et de rire. Le barman nous regardait toujours avec de grands sourires, peut-être amusé par l'image de ce grand gaillard et de la souris qui riait à côté, mais je voyais aussi dans ce sourire une assurance : ivre ou non, il ferait attention à moi. Il nous parlait parfois, en manque de clients, d'où il venait et de pourquoi il aimait cette ville. Mais les barmens ne peuvent qu'aimer San Francisco, parce que San Francisco aime les barmens. J'aimais cette sensation de protection, mais elle était inutile : j'étais bien décidée à ne pas me laisser enivrer par un inconnu, même à San Francisco, d'autant que mon ami se faisait de plus en plus pressant en m'offrant ses verres. Quand il m'a offert de me servir un “Dirty Bird”, un shot de whisky d'après ce que j'ai pu comprendre, j'ai accepté. Il ne se doutait pas que cet acquiescement signifiait aussi mon départ. Je ne pouvais pas refuser pour des raisons stupides mais non moins réelles : j'étais la seule femme dans ce bar, et le barman me regardait, alors que ma réponse se faisait attendre, avec une curiosité grandissante que je ne voulais pas décevoir. Quand j'ai enfin accepté, le barman a offert le shot : “quand une lady boit un Dirty Bird, c'est pour la maison”. J'avais la sensation d'être dans un Western, mais tout cela me laissait présager une boisson au degré d'alcool très élevé. Il était donc question que je le boive, cul-sec comme il se doit, et que je parte avant que la boisson n'ait fait le moindre effet. Je me suis exécutée, encore parfaitement sobre. Le barman m'a adressé un grand sourire en sortant son torchon pour essuyer son comptoir en bois d'un air satisfait -image qu'il avait dû voler à je ne sais quel film de Clint Eastwood. Je leur ai dit au revoir, l'anglais m'a baisé la main ce qui en fait de geste élégant et suranné ne m'a paru que de la drague sèche et idiote, et je suis rentrée à l'auberge sans mal, où l'alcool n'a pointé le bout de son nez dans mon esprit qu'alors que je parlais avec le premier de ces français dans la cafétéria.


Chose amusante, j'aurais pu croiser chacune de ces personnes dans la journée, à Alcatraz. Toutes y étaient, parties à différentes heures, revenues de même.


Je suis partie quant à moi en fin de matinée, sans savoir exactement ce que j'allais voir. Pour moi il s'agissait seulement d'une prison, et je ne vous ferai pas l'affront de vous dire qu'Al “Scarface” Capone y a passé ses plus longues années, puisque je devais être la seule personne au monde à l'ignorer.
Alcatraz s'avère être aussi un parc, ainsi qu'une ville fantôme si l'on peut dire, puisque ont vécu sur l'île tous les gardiens, leurs femmes et enfants, lesquels avaient sur l'île un commerce de quartier, une petite école pour les tous petits (dès le primaires ils prenaient le bateau jusqu'à San Francisco), etc. Et bien sûr jamais ces familles ne fermaient leur porte à clef. Mais depuis la fermeture de la prison ces bâtiments se sont désagrégés : certains ont été détruits, et leurs restes sont restés là, sur l'île, en plan, mais la plupart sont debout, sans toit ni fenêtres : de grande carcasses vides à travers lesquelles on regarde l'océan et la côte.
La visite était parfaite. Grâce aux audio-guides (gratuits, c'est un plus), on peut entendre les témoignages enregistrés des prisonniers et des gardiens sur la vie dans cette prison, ponctuées d'anecdotes et de grandes histoires. Nul besoin de verser dans le sensationnalisme : tout dans cette prison est déjà sensationnel. La prison des prison, on vous dit : si vous ne respectez pas la loi, vous allez en prison, si vous ne respectez pas la loi des prisons, vous allez à Alcatraz.
Tout y est aujourd'hui en place, figé depuis 50 ans. A l'intérieur ça paraît n'être rien, 50 ans, quand on trouve encore les traces de la vie, de la mort, et des tentatives d'évasions dans toutes ces cages. Rien n'a vraiment changé depuis dans les prison américaines. La réinsertion est le mot d'ordre, certes, mais au fond les cellules, les couloirs, tout est resté étrangement le même. Le monde évolue, la prison pas, ce qui suffit à mon avis pour prouver que la prison en tant que telle est un système archaïque de punition ou de protection de la société. Je ne peux m'empêcher de penser que dans un siècle tout juste, en apprenant dans les bouquins d'Histoire ce que c'était qu'une prison, des centaines de gamins d'école seront béats : était-ce vraiment comme ça encore en 2010 ? Vraiment ? Étaient-ils encore si retardés ? Comment n'avaient-ils pas compris ?
Compris quoi, je ne sais pas, mais mettre un homme en cage paraît toujours légèrement aberrant, et en regardant ces grilles monstrueuses et ces plateau de fer, j'ai l'impression d'une torture antique : “et là on pouvait t'enfermer pendant 30 ans parfois, sans pouvoir voir le monde extérieur”. Mais au fond j'ai peut-être de tort de projeter dans le futur des solutions que je ne sais pas offrir maintenant : peut-être qu'il n'y en a pas. Ce dont je suis sûre, c'est qu'on a le droit de rire jaune quand des dizaines de San Franciscains gloussent devant un système pénitentiaire dur, violent, et légèrement archaïque, alors qu'ils appartiennent à l'État américain où il y a eu le plus d'exécutions depuis dix ans après le Texas (mais qui pourrait battre le triste record Texan au sein d'une démocratie ?), quand on voit les san franciscain s'attendrir un peu pour le psychopathe “homme aux oiseaux d'Alcatraz” qui, dit-on, a écrit plusieurs œuvres sur les différentes maladies des canaris une fois en prison, alors qu'il y a cinq ans tout juste Schwarzenegger, dans ce même Etat, a permis la mort de Tookie, dont les ouvrages pour enfants publiés depuis la prison ont évité à de nombreux gosses des rues d'entrer dans des gangs. Non, le passé que célèbre encore San Fancisco sur cette île a des relents de présent, et je ne sais pas bien si c'est nous qui nous moquons de lui, ou si c'est lui, caché derrière ses grilles d'un siècle, qui se moque de nous.
Dans la cantine, on nous raconte comment les autorités étaient tenues de servir des repas en quantité suffisante et qui aient du goût, ce qui les as amené à servir des spaghetti (bonnes, certes) plusieurs fois par semaine durant des mois. Un jour un prisonnier a marmonné “la prochaine fois qu'ils nous servent des spaghetti, on renverse les tables”. J'imagine bien l'impression de danger à dresser l'échine qui a dû se soulever parmi les gardiens quand 200 des hommes les plus craints du pays ont commencé la semaine suivante à balancer les tables en riant dans une cacophonie terrible. On compte plus d'une dizaine de meurtres à Alcatraz, alors se retrouver au réfectoire trois fois par jour, avec deux cents brutes armées de fourchettes et de couteaux, ce devait être quelque chose. Lesquelles brutes apprenaient pendant leur temps libre… à tricoter.
En salle de confinement, il fait noir, seulement noir. Pas de lit, juste des toilettes et un évier, qu'on ne peut pas voir. Un prisonnier raconte que là-bas il avait arraché un bouton de sa salopette. Il le prenait, et le jetait par terre. Ensuite, pendant des heures, à quatre pattes, il le cherchait sur le sol à tâtons. Quand il l'avait finalement trouvé, il recommençait. L'enfer lui même n'est pas trop différent.
Une allée de la prison est plus belle et plus ensoleillée que les autres. Les plus sages y étaient envoyés, mais certains refusaient : par la fenêtre, on peut avoir une vue splendide de la côte, et de San Francisco, charmeuse avec ses lumières et ses bruits. C'est une torture d'une autre sorte.
Parce que je pouvais, je suis alors sortie de la prison, attirée comme eux par cette magnifique vision de la côte sous un soleil rayonnant. Le spectacle paraissait insensé : La belle San Francisco, et juste devant, des ruines bétonnées. La verdure luxuriante rongeant les murs de la prison. L'océan paisible et les rochers secs et vertigineux. C'est se trouver sur un monde à part, où la justice est faite par la rencontre incessante du bien avec le mal, du beau avec le laid. En regardant l'océan au pied du roc, on a l'impression d'apercevoir un grand serpent glacé qui se tord autour des pierres en attendant qu'un jour, tu te décides à descendre, à tenter la traversée qui te rendra libre. La végétation splendide est touffue et impénétrable, de véritables murs de verdure adossés à ceux de béton. Dans ce qui a été la court de récréation, une épaisse herbe verte a recouvert une partie du béton : est-ce vraiment une marque d'espoir ? Ou est-ce que ce lieu n'est pas simplement rongé par le temps ? Est-ce que la nature ne va pas engloutir les éternels prisonniers d'Alcatraz, dont l'âme est restée là, puisqu'on entend leurs voix et l'on voit leur visage tout au long de la visite ? Je me suis allongée sur l'herbe ensoleillée et me suis endormie une demie heure, à regarder les oiseaux, nombreux, survoler l'île inconsciemment. Quel prisonnier l'avait fait ? S'allonger sur le béton et regarder le ciel ? Je sais bien que les criminels et les psychopathes versent rarement dans le romantisme mièvre, mais au fond a-t-on le choix ? Quand il n'y a plus rien à penser, notre esprit pense encore, et c'est là la vraie douleur, alors s'il y a des oiseaux, il faut penser aux oiseaux, et s'il y de la verdure, il faut penser à la verdure, s'il y a du béton, il faut penser au béton, et quand il n'y a rien, il faut lancer son bouton par terre et le chercher, pendant des heures.


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