samedi 1 janvier 2011

1er janvier 2011 - San Francisco vol.2

En ce lendemain de réveillon (je sais, présenté comme cela, ça donne le tournis), San Francisco a doublé sa brume d'une pluie froide. Les gens sont fatigués des fêtes de la veille, se lèvent tard et lentement, hésitent vaguement à la porte des maisons, mouchoirs en poche. C'est le jour ou jamais pour échapper aux touristes. J'évite le Pier 39 avec une précaution superstitieuse, et sans trop savoir pourquoi je me rends dans ce quartier, “Haight and Ashbury”. On m'a dit que là-bas étaient les hippies. Et comme ma foi les hippies sont les descendants des beats, ça fera l'affaire. C'est un peu la génération ensoleillée qui a succédé ces écrivains déshérités. Puisque la nuit, tous les chats sont gris, le jour levant a peut-être révélé les manteaux colorés et les drapeaux psychédéliques, cachés dans l'âme des poètes et des Ginsberg depuis près de dix ans.





Je m'approchais doucement, en silence, dans le vieux bus bondé. J'aime les transports ici, toujours. Après quatre mois a marquer le temps dans les infinis tunnels du métro new-yorkais, ces transports de surface surannés et brinqueballant me font l'effet de petits jouets pour enfants géants.
J'arrive à Haight, sans trop croire à ma fortune d'enquêtrice de l'authentique. J'allais y trouver c'était sûr des hippies en cire, en poster, des hippies à vendre et des hippies à louer, des hippies garantis 100% couleurs naturelles, des hippies délavés, des hippies taille réelle, et à collectionner les 5 sosies des membres des Grateful Dead, les deux qui sont morts sont plus chers que les autres. Et en effet, il y avait un peu de cela. La rue, scandée de maisons acidulées que j'aurais aimé voir au soleil derrière leurs palmiers triomphants, est bordée près d'Ashbury de boutiques vintage, de babioles hippies, de fumoirs et de cafés. Lesquels s'étendent platement, vidés des touristes frileux, et souvent fermé pour ce congé de premier jour de l'année. Et pourtant, malgré tout, tout ça avait un air de vrai. C'est après une heure à déambuler dans les rues (“tiens, la maison de Janis Joplin”, “tiens, celle des Grateful Dead”) que j'ai réalisé que le faux à San Francisco, c'est du vrai. Ces alignements incroyables de maisons victoriennes dont aucune ne l'est réellement (les tremblements de terre et les feux en ont eu raison pour la plupart), ces imitations rigolotes qui cherchent à peine à faire semblant, tout ça c'est le vrai San Francisco acidulé dont les habitants sont fiers. De toutes façons, les couleurs de San Francisco n'existent pas dans le monde réel : les vêtements psychédéliques et les rainbow flags, ça n'a rien de naturel, rien d'authentique, mais c'est vrai. Il y a ces vieux européens qui croient que les vrais bonbons ce sont les caramels et les chocolats. Je préfère les têtes brûlées, les crocodiles en gélatine, les langues couvertes d'acides. Ce n'est pas “authentique”, mais c'est vrai. Il n'y a pas besoin de label, c'est seulement palpable. Alors autant le Pier est figé dans l'imitation, la naturalisation et l'embaumement parfumé, autant le quartier du Haight est vrai, je dirais même pur. Il se meut, lentement, de gens qui ne sont pas là pour le voir mais pour le vivre. Beaucoup de hippies, des vrais. C'est-à-dire que certains ont les couleurs, certains ont les barbes, certains le cannabis, tous l'esprit, et qu'ils passent sans regarder vraiment où ils vont, jusqu'à ce qu'ils retrouvent un de leur pairs, et alors ils sourient, malgré la pluie. Beaucoup de clochards et de pochards se retrouvent ici, sous les jambes géantes de pin-up, ou devant le disquaire, lequel vend des vinyles en vrac, très divers, sans qualité pour la plupart. Le tatoueur étale ses dessins de poissons chinois et de Pin-ups pour marins des années 30, on peut y acheter Play-boy et des magasines de dessins porno. Une librairie anarchiste. Des magasins vintage. D'autres steam-punk. Un bar à chicha. Un cordonnier. Un restaurant timide. C'est beau tout ça.


C'est un peu triste, pourtant, au fond. Ils se meuvent mollement dans le monde moderne sans plus y croire beaucoup, un peu par habitude, un peu pour une vieille rébellion oubliée, un peu parce que s'il faut être clochard autant l'être par fierté, je ne sais. Ils connaissent les gestes et les mots, ne les inventent plus. Ils ont répété “paix” et “amour” tant de fois en vain, maintenant ils ne savent plus très bien l'effet que ça fait de l'entendre pour la première fois. Répètez un mot mille fois devant le miroir, bien concentrés sur chacune de ses sonorités, et il deviendra tout à coup étranger, bizarre, inapproprié. Ils sont fatigués, les hippies de San Francisco, alors que le reste de la ville bat d'un rythme de fête. Au fin fond de l'Ariège on en trouve des plus enflammés, mais ceux-là me remplissent sans mal de leur présence.


Je voulais mieux les regarder, je suis montée sur “Alamo Square”, très beau parc, tout bosquet et colline, d'où l'on voit le quartier multicolore. Un couple de jeunes hippies, un vieux noir, et une dame s'y trouvaient déjà, avec ou sans chien. Cinq à braver le temps en reniflant, chacun de nous un peu heureux de ce plaisir d'avoir le lieu à nous, dans cette paix que nous offrent les jours fériés d'hiver. Le vieil homme, finalement, le plus agité d'entre nous, s'est tourné vers moi avec ce sourire qui fait paraître les noirs plus hilares que les autres, et m'a dit “Voyons, mademoiselle, quelle magnifique journée pour prendre des photos ! N'est-ce pas splendide ?!”. Je me suis tournée vers la vallée de maisons rendues ternes par la lumière blanche des journées pluvieuses, j'ai regardé vers l'océan que je ne pouvais voir à travers la pluie, j'ai reposé mon regard sur la boue timide au bout de mes chaussures et en souriant à mes pieds j'ai répondu “en effet, une bien belle journée”. Il s'en est retourné content dans son imperméable, et je regardais toujours la boue où je ne voyais rien. Redescendant la colline, j'ai traversé les quartiers qui ne sont pas conçus pour qu'on les voit -comme en ont toutes les villes- avec des parkings et des riens rendus moins encore par la pluie tenace. J'ai grimpé dans un tramway, qui grinçait un peu à chaque arrêt. Plusieurs fois j'ai vu des conducteurs sortir de leur tramways, de leur cable-car ou de leur autobus pour rattraper un de leurs passagers (sorti trop tôt) par l'épaule : “ce n'est pas là que vous vouliez sortir, remontez, je vous dirai quand nous serons arrivé”. Et cette fois le tramway centenaire s'est aussi arrêté pour que son conducteur puisse gronder paternellement un conducteur de taxi qui avait passé à un feu orange. Quand le temps qui passe doit se plier au bon vouloir des relations humaines, c'est ce que j'appelle la vraie vie.
Je gelais et me demandais pourquoi à New York le froid était si bon et à San Francisco si dur. C'est que, malgré dix degrés de plus, l'humidité ici fatigue et fragilise, agresse incessamment, mais donne aux parcs et aux rues une verdure inimitable.
Je me suis enfin assise derrière le bol de chowder que je m'étais promis depuis des heures, comme on promet une friandise aux enfants qui font sans broncher de longues visites épuisantes. Le bol en question consiste en un ragoût de poisson cuit dans de la crème, mais surtout servi dans un énorme bol en… pain. Chaud, épais, il avait pour moi un attrait merveilleux, ajouté au plaisir tout Hanselien de manger son assiette après le repas.
C'est sur ce repas du pauvre bienheureux que j'ai achevé ma journée, et j'ai réalisé alors dans le bien-être de la chaleur, en retrouvant mon énergie, que peut-être cette mollesse, là-bas, c'est aussi celle des gens qui n'aiment pas l'hiver, qui le passent lentement comme en hibernation, pour transformer leurs étés sur la côté en “Summers of love” chaque fois renouvelés. Que quelqu'un me dise. Mais triste ou gaie, elle est belle leur ville.





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